L’enfance de Némée
Némée naît en 10553 sur un monde fertile tellurique de Malkouth, appelé Dencia, dans une vallée verdoyante où les vents transportent les pollens de milliers d’espèces. El est le fils d’un ingénieur-chérubin de 65ᵉ génération et d’une azoha du gynécée local. Dès sa naissance, son destin paraît tracé : rejoindre la chorale des ingénieurs de son père, perpétuer la tradition technique et mécanique qui, depuis des générations, façonne les infrastructures des mondes fertiles.
Mais très tôt, Némée s’écarte de ce chemin. Là où les autres enfants s’émerveillent des machines et des automates que leur montre le maître d’atelier, lui préfère suivre les insectes dans les hautes herbes, ou observer des heures durant l’éclosion d’un œuf au bord d’un étang. Son halo pâlit à la simple évocation des chiffres et des plans techniques, mais s’illumine quand el contemple la croissance d’une créature ou la métamorphose d’une plante.
Voyant son désintérêt total pour la technique, son père comprend que forcer l’enfant à suivre son sillage ne produira que médiocrité et amertume. Dans un mélange de déception et de lucidité, el renonce à en faire un ingénieur. Ainsi, Némée est confié à la chorale locale de biologistes, une communauté de chérubins voués à l’étude des organismes vivants.
Là, son adolescence s’ouvre à un nouvel univers. On lui apprend les fondements de la biologie théorique, les cycles de reproduction, la sélection des espèces. Mais surtout, on lui confie l’art délicat de coder l’ADN, de tracer des séquences génétiques sur des générations. Les génomes s’offrent à lui comme des partitions vivantes, que ses doigts peuvent écrire et réécrire.
Grâce à son chimérisme, Némée développe une faculté singulière aux chérubins : non seulement el conçoit les codes, mais il peut aussi sculpter le vivant. El manipule directement les flux biologiques, guidant la matière organique comme un potier guide l’argile. Ses professeurs voient en el une étincelle rare, un potentiel qui dépasse le simple artisanat biologique.
Ainsi, dans les laboratoires ouverts sur les forêts luxuriantes de son monde natal, Némée grandit en façonnant non pas des machines, mais des êtres. Son regard s’attache aux formes fragiles, à la danse chaotique du vivant, persuadé que là réside le cœur de la Création.
L’avertissement du père
Un soir, alors que le soleil rougeâtre de sa planète se couche derrière les collines fertiles, Némée se tient près de son père dans l’atelier familial. Le chérubin âgé polit une pièce de cristal destinée à un générateur, mais ses yeux se portent surtout sur son enfant, absorbé par l’observation d’un petit reptile qu’el a el-même modifié.
— Tu sais, Némée, dit-el d’une voix grave, le chemin que tu as choisi n’est pas le plus facile.
L’enfant lève les yeux, intrigué.
— Pourquoi ?
Le père dépose le cristal, essuie la suie sur ses mains. Son halo bleuit d’inquiétude.
— Parce que façonner les créatures d’EL est un art sacré… et un lourd fardeau. Quand tu crées une espèce, elle ne t’appartient pas. Tu n’auras jamais souveraineté sur son avenir. Son destin sera décidé par la Guilde des Architectes, par les anges, par les principautés. Ce sont els qui tracent la route des espèces selon leur potentiel de conscience. Si la Guilde juge tes créatures inutiles, elles seront effacées.
Némée fronce les sourcils, mais son jeune visage reste insouciant.
— Qu’importe ? Tant que je peux les créer, tout ira bien. Mon rôle est de donner forme à la vie, pas de décider ce qu’elle devient.
Le père soupire, lourdement.
— Tu dis cela parce que tu es jeune. Dans la technique, dans l’ingénierie, il n’y a pas de tels tourments. Une machine casse, on la répare. Un vaisseau se brise, on en construit un autre. Mais la vie… La vie, quand on la détruit, elle laisse une cicatrice dans l’âme de celui qui l’a façonnée.
Némée baisse les yeux vers le petit reptile lové dans sa paume. Sa poitrine s’emplit d’une fierté douce, presque arrogante.
— Non, père. Je n’ai pas peur. Tant que mes créatures respireront, je respirerai avec elles.
Le vieux chérubin détourne le regard, sachant qu’aucun mot ne peut vraiment prévenir son enfant de la douleur à venir.
La jeunesse de Némée biologiste
Dans la chorale de biologistes de son monde fertile, Némée découvre un univers où l’étude du vivant et l’art du chimérisme ne font qu’un. Ici, nul n’a l’apparence d’un éloha « pur » : chaque chérubin porte dans sa chair les traces de ses recherches. Des ailes membraneuses battent sur les épaules d’un maître, des branchies luisent sous la peau d’un apprenti, des yeux aux multiples facettes clignent sur le visage d’un autre. Ces transformations ne sont pas des extravagances, mais des preuves de communion avec les créatures d’EL.
Némée adopte rapidement cette coutume. Fasciné par les reptiles luminescents qu’el étudie, el incorpore leurs écailles chatoyantes sur ses avant-bras. Un autre jour, el greffe dans ses cheveux des filaments fluorescents semblables aux algues des mers profondes. Chaque altération de son corps est pour lui une façon de dire : « Je fais partie de la vie que je façonne. »
El apprend à coder l’ADN comme d’autres écrivent des poèmes. Ses séquences ne sont pas seulement fonctionnelles : elles sont esthétiques, harmonieuses. Ses créations reflètent un sens instinctif de la beauté biologique. De petits mammifères dotés de cornes cristallines, des oiseaux aux chants polyphoniques, des plantes carnivores qui se nourrissent de lumière, tout cela naît sous ses mains et prolifère sur les pentes de son monde fertile.
Les soirs, quand les incubateurs sont silencieux, Némée contemple ses propres métamorphoses dans les miroirs. Son reflet n’a déjà plus grand-chose d’élohien : un visage mi-animal, mi-divin, où s’entrelacent les signatures de ses expériences. El sourit.
— Je ne suis pas seulement le créateur. Je suis aussi l’une de mes créatures.
Insouciant, el ignore encore le poids du fardeau évoqué par son père. Pour el, tout semble simple : tant que la vie foisonne, tant qu’el peut la sculpter, tout ira bien.
La première réussite de Némée
Dans les laboratoires, Némée travaille des années sur une lignée qu’el appelle les Lurim, de petits mammifères grégaires au pelage doré et aux yeux larges. El commence par manipuler leur ADN dans des matrices de cristal vivant, ajustant les séquences comme on affine une mélodie. Chaque jour, el observe leurs comportements en couveuse : leurs interactions, leurs jeux, la manière dont els réagissent aux sons et aux couleurs.
Le processus est toujours le même. D’abord le laboratoire, où les chérubins façonnent le corps via l’ADN. Les incubateurs s’emplissent de générations successives, chaque portée corrigée, améliorée, jusqu’à trouver l’équilibre souhaité. Némée choisit chez les Lurim des traits favorisant la coopération, l’attention mutuelle, une mémoire aiguisée.
Vient ensuite le temps du déploiement dans la nature. Les chérubins relâchent les créatures dans les vallées de Dencia, sur les flancs des collines fertiles. L’observation se poursuit, mais à présent les anges prennent le relais. Els se glissent dans l’ombre des vents, des pluies et des roches pour façonner l’inconscient collectif de l’espèce. Par des manipulations subtiles, rêves, instincts, sélections naturelles provoquées, els sculptent la peur, la curiosité, les élans de survie.
Enfin, les principautés interviennent. Artistes et cultivateurs, els orientent le conscient des Lurim : els guident leurs cris vers de premiers chants, éveillent dans leurs gestes des formes de rituel, renforcent la cohésion des clans par des symboles subtils. Là où les anges travaillent l’instinct, les principautés sèment les germes de la culture.
Némée observe ce processus avec fascination. El se sent père et témoin tout à la fois. Voir ses créatures s’enfuir dans la lumière du monde fertile, puis sentir l’inconscient modelé par les anges et le conscient poli par les principautés, lui arrache des larmes d’orgueil.
— Els vivent… vraiment, murmure-t-el en suivant du regard une harde de Lurim courant dans les herbes. Els vivent et je suis en eux.
Dans la chorale, on dit que les Lurim portent la marque de Némée : une douceur dans le regard, une tendresse inhabituelle qui reflète l’attachement du chérubin pour ses créations.
La tragédie des Lurim
Des cycles passent, et les Lurim prospèrent. Els colonisent les vallées de Dencia, bâtissent des terriers, développent des cris de plus en plus nuancés. Les anges de la nature guident leurs instincts, les principautés cultivent leurs élans conscients. Némée croit voir poindre l’étincelle d’une future espèce consciente.
Mais un jour, la nouvelle tombe comme un couperet. Les anges exterminateurs entrent dans le laboratoire, leurs halos noirs de cendre et de flammes. Leur voix résonne, sèche, sans appel :
— Cette lignée est stérile. Son potentiel de conscience est faible. La Création ne peut s’attarder. Il faut recommencer.
Némée reste figé, le souffle coupé.
— Non… vous vous trompez. Les Lurim apprennent, je les ai vus ! Els communiquent, els commencent à rêver !
— Leur seuil est trop bas, tranche l’un des exterminateurs. Leur extinction est un pas nécessaire. De nouvelles espèces prendront leur place.
Peu après, le ciel de Malkouth s’embrase. Un météore colossal fend l’atmosphère, lancé par la main des exterminateurs. Le choc pulvérise les vallées fertiles. Des océans s’évaporent, des continents s’effondrent. Un nuage de feu et de poussière recouvre le monde.
Némée regarde, impuissant, ses Lurim courir dans la panique, hurlant des cris déchirants avant d’être engloutis par la fournaise. Ses yeux se brouillent de larmes, son halo vacille.
— Pourquoi ? crie-t-el, effondré au sol. Pourquoi créer, si tout doit être balayé d’un souffle ?
Le silence qui suit n’apporte aucune réponse. Seul demeure l’écho des Lurim, anéantis comme s’ils n’avaient jamais existé.
Pour la première fois, Némée comprend pleinement l’avertissement de son père : façonner la vie, c’est porter le poids de la mort.
Le conseil de Sémel
Dévasté, Némée cherche réponse auprès du chef de sa chorale, le vieux Sémel, biologiste respecté dont le corps porte les stigmates de mille expériences : des nageoires sous les bras, une crinière de plumes sur le dos, un visage ridé aux yeux multiples.
— Maître… pourquoi ? souffle Némée. Pourquoi les anges ont-els fait tomber ce météore ? Les Lurim étaient promis à grandir. Els auraient pu chanter, bâtir, rêver. Pourquoi leur refuser cette chance ?
Sémel ferme ses paupières translucides, soupire.
— Tu oublies la première vocation de notre ancêtre, le Psychopompe. Son art n’était pas de créer, mais de juger. Sélectionner les meilleurs, écarter les lignées stériles, pousser toujours plus loin le perfectionnement. Autant que les chérubins, les anges de la Guilde ont bénéficié de cet enseignement. Els n’ont pas agi par cruauté, mais par nécessité.
— Nécessité ? gronde Némée, son halo vacillant. Mais mes Lurim étaient prometteurs ! Els apprenaient, els aimaient, els commençaient à rêver ! Pourquoi les balayer comme de vulgaires insectes ?
Sémel le fixe, son regard doux mais inflexible.
— Parce que toi, chérubin, tu es créatif. Tu vois la beauté partout, même là où la conscience ne fleurira pas assez haut. Mais nous ne sommes pas seuls à décider. La mort est une sœur jumelle de la vie. Sans elle, il n’y a pas d’évolution. Le Psychopompe el-même l’a enseigné.
Les mots tombent comme des pierres dans le cœur de Némée. El détourne le regard, incapable d’accepter que l’œuvre de ses mains ait été condamnée d’un geste sec, au nom d’une loi abstraite.
Quelques mois plus tard, un nouvel archange est nommé pour régner sur Dencia. Sa venue coïncide étrangement avec l’extermination des Lurim.
Dans les couloirs du laboratoire, les murmures se propagent :
— N’était-ce qu’un jugement biologique ? Ou une manœuvre politique ?
— Le nouveau souverain a besoin d’une planète remise à zéro, débarrassée de ses lignées inférieures.
Némée, rongé de doutes, contemple le désert calciné où ses créatures vivaient jadis. La question le hante : la mort des Lurim était-elle une nécessité divine, ou une commodité pour l’ambition d’un seul ?
L’autorité du nouvel archange
Lorsque l’archange arrive à Dencia, son halo embrase les cieux calcinés de la planète. Ses ailes immenses se déploient au-dessus des laboratoires, et sa voix résonne comme un décret :
— Chérubins biologistes, reprenez vos travaux. Relancez la vie sur ce monde selon mes directives. Les espèces anciennes appartiennent au passé. Je veux une nouvelle génération, plus forte, plus noble, qui portera mon sceau.
Les biologistes s’inclinent. Némée aussi. Car refuser l’ordre d’un archange, c’est risquer le bannissement, voire pire.
Dans ses incubateurs, el se remet à coder l’ADN, à sculpter les cellules, à façonner les matrices. Mais son cœur n’y est plus. Là où autrefois el s’attachait à chaque créature, el garde désormais ses distances. Les nouveaux êtres qui naissent sous ses mains ne sont pour lui que des instruments, les enfants d’un décret étranger.
Pourtant, la nuit, Némée médite. El se souvient des mots de Sémel, du rôle du Psychopompe : juger, sélectionner, perfectionner.
— Pourquoi suis-je descendant d’un juge si dur, alors que je ne sais qu’aimer ? Pense-t-el. Pourquoi suis-je créatif, si ma lignée est celle de la sévérité ?
Puis, peu à peu, une évidence apparait. Chaque jour, lorsqu’el observe ses incubateurs, el juge el aussi. El sélectionne certaines lignées, élimine les autres, corrige, recommence. Le jugement fait partie intégrante de la création.
Alors pourquoi la décision de la Guilde l’a-t-elle tant blessé ? Parce qu’elle n’était pas un jugement sincère, mais une mascarade.
En observant le nouvel archange imposer son autorité, Némée comprend. Les Lurim n’ont pas disparu pour une raison biologique. Leur potentiel n’a pas été jugé insuffisant par les critères du Psychopompe. Non. Els ont été éradiqués parce qu’els portaient la marque de l’ancien souverain de Dencia. Leur mort n’était pas une nécessité de la Création, mais une manœuvre politique. En balayant l’ancienne génération, la Guilde a offert au nouvel archange une page blanche, sur laquelle el peut inscrire son nom et s’attribuer la gloire d’une nouvelle genèse.
Némée serre les poings.
— Els ont sacrifié mes Lurim pour effacer un héritage et fabriquer un triomphe. Voilà ce qu’ils appellent jugement ?
Son halo vacille entre colère et désespoir. El se sait pris au piège : el doit obéir, mais au fond d’el, quelque chose s’est brisé à jamais.
L’explosion de Némée
Dans les laboratoires de Dencia, les tensions s’accumulent. Les incubateurs débordent de nouvelles lignées imposées par l’archange, et les chérubins s’épuisent à coder sans cesse des ADN dont la valeur leur échappe.
Un jour, à la suite d’une contrariété, une séquence qui refuse de s’exprimer correctement, un embryon qui dégénère sans raison, Némée perd patience. Son halo se tord d’étincelles, et dans un geste de rage, el renverse une cuve de culture. Le liquide se répand, les créatures à demi formées s’éteignent dans un gargouillis.
La chorale se fige. Le silence pèse. C’est Sémel qui s’avance, son visage couvert de ses paupières multiples, sa voix ferme mais posée :
— Qu’est ce qui te prends, chérubin ?!
— Els ont sacrifié mes créations ? Pour quoi ?! Pour ça ?!
— Assez, Némée. Tu oublies ce que nous servons. Les créatures ne sont qu’un vaisseau temporaire. Elles portent en elles les fragments d’âme d’EL. Les corps meurent, mais les âmes se réincarneront. Tu n’as pas à t’attacher à des formes qui ne sont qu’éphémères.
Mais Némée, haletant, riposte d’une voix chargée de rage :
— Non, maître. Ce n’est pas seulement une question de corps ! Ce sont les manœuvres politiques de la Guilde qui m’ont volé mes Lurim. En effaçant leur lignée, els n’ont pas seulement détruit des vies : els ont fait reculer le Grand Dessein sur Dencia. Chaque extinction décidée pour complaire à un archange nous éloigne de la reconstruction d’EL. Ce n’est pas un jugement, c’est une trahison !
Sémel fronce ses multiples sourcils, son halo vacille, partagé entre compassion et sévérité.
— Tu parles avec la voix de la colère, pas avec celle du Psychopompe. Le jugement doit être froid, impartial.
Mais Némée secoue la tête, les yeux flamboyants.
— Leur jugement n’était pas impartial. Il était politique. Et c’est cela, maître, que je ne peux accepter.
— Némée…
— La politique a pris le pas sur la raison ! s’écrie-t-el, son halo tremblant de flammes bleutées. Ce n’est plus le jugement du Psychopompe qui guide nos pas, mais les intrigues de la Guilde et les ambitions personnelles des archanges. C’est la science, la raison, le jugement juste qui devraient régner, pas ces manœuvres honteuses !
Un silence de glace s’abat. Les chérubins échangent des regards effrayés. Personne n’ose répondre.
Alors Sémel s’avance, son halo assombri par l’inquiétude. Sa voix tonne, sèche, presque tranchante :
— Tais-toi, Némée !
Némée le fixe, surpris par la dureté de son maître.
— Tu ne comprends pas ? reprend Sémel. Si tu continues à parler ainsi, si tu refuses de te soumettre aux ordres de l’archange, ce n’est pas seulement toi qu’els condamneront. C’est nous tous. Toute la chorale de biologistes pourrait être purgée. Et alors, qui restera pour cultiver la vie sur Dencia ?
Le cœur de Némée se serre. Ses poings tremblent.
— Alors quoi ? réplique-t-el, amer. Nous devrions nous taire et nous soumettre, même lorsque la Création est sacrifiée à des caprices ?
Sémel baisse les yeux, las.
— Oui, si c’est le prix de notre survie. Car un laboratoire détruit ne sert plus le Grand Dessein. Ne l’oublie pas.
Némée détourne le regard, bouillonnant de colère et de désillusion.
La résignation de Némée
Némée retourne à ses laboratoires, mais son cœur n’y est plus. Ses mains codent encore l’ADN, ses yeux surveillent les incubateurs, ses lèvres récitent les protocoles, mais tout cela n’est plus qu’une mécanique vide.
Le soir, après la fermeture des salles, el sort contempler le ciel de Dencia. Là, el observe les flux d’âmes : les défunts qui montent vers les cieux, les incarnés qui descendent vers le monde. Le cycle se poursuit, inlassable, comme une roue cosmique indifférente.
Autour d’el, les créatures foisonnent encore, mais aucune ne franchit vraiment le seuil. Les espèces se développent, stagnent, meurent, remplacées par d’autres sans jamais percer le plafond de conscience. La vie grouille, mais elle ne s’élève pas.
Némée le voit, et la futilité lui saute aux yeux. Les autres chérubins poursuivent leurs activités avec zèle, comme si rien n’était anormal. Les principautés continuent de cultiver des rituels. Les anges tissent toujours l’inconscient des bêtes. Mais tout cela tourne en rond, sans progrès, sans lumière nouvelle.
La saveur s’est éteinte. Les Lurim ne sont plus, et avec eux, la joie de créer. Némée sait qu’el n’a pas le choix : el doit continuer, obéir, coder de nouvelles espèces. Pourtant, dans son for intérieur, une voix répète :
— À quoi bon ?
Alors el se tait, résigné. Le monde fertile grouille, mais son propre halo n’émet plus qu’une lueur faible, comme une braise étouffée sous la cendre.
La renaissance de Némée
Des millénaires s’écoulent. Les incubateurs de Dencia voient défiler d’innombrables lignées, naître et disparaître, sans jamais dépasser la médiocrité. Mais un jour, Némée parvient à sculpter une nouvelle espèce prometteuse. Une lignée souple, curieuse, dotée d’une intelligence sociale inhabituelle.
Cette fois, les anges s’impliquent profondément, tissant avec soin leur inconscient. Les principautés aussi, éveillant chez elles des chants, des symboles, des rites primitifs. Peu à peu, ces créatures franchissent un seuil. Leur regard reflète une conscience propre, un début de pensée.
L’archange de Dencia, témoin de leur essor, se réjouit.
— Voilà enfin une espèce digne de ce monde. Continuez.
Mais dans l’ombre de sa satisfaction, Némée frissonne. El sait trop bien à quelle vitesse la Guilde peut balayer une lignée entière pour des raisons étrangères à la science. Et si demain un autre archonte prenait le pouvoir ? Et si l’on décidait d’effacer encore tout, comme pour les Lurim ?
À sa surprise, Némée découvre qu’el n’est pas seul à nourrir ces inquiétudes. Les anges de Dencia murmurent les mêmes craintes. Les principautés redoutent qu’on piétine leurs efforts. Même certains de ses confrères biologistes, d’ordinaire dociles, partagent son trouble. Une question grandit dans toutes les bouches : comment protéger ces créatures qui servent si bien le Grand Dessein ?
C’est alors que Sémel, son maître, atteint la fin de sa vie. Affaibli, allongé sur un lit de cristal, son corps marqué par des siècles de chimérisme, el appelle Némée à son chevet.
— Tu as grandi, Némée, dit-el d’une voix tremblante. Tu as connu la colère, le doute, le désespoir. Aujourd’hui, tu connais la responsabilité. Alors écoute-moi bien.
Ses multiples yeux clignent faiblement, mais leur éclat reste vif.
— Si tu veux protéger ces créatures, ne reste pas dans l’ombre. Prends les devants. Avec tes collaborateurs, proclame dans le réseau d’EL ta paternité de cette lignée. Annonce que c’est ton œuvre, que leur génie est le tien. Ainsi, ton nom remontera jusqu’à la Guilde, et là-haut, els réfléchiront à deux fois avant d’éradiquer ce qui porte la marque d’un créateur reconnu.
Némée reste figé, bouleversé. Revendiquer ma paternité… moi ? Moi qui ne suis qu’un biologiste lambda ? Mais dans le regard de son maître mourant, el lit une certitude.
— C’est ainsi que le Psychopompe el-même agissait, ajoute Sémel dans un souffle. El jugeait, mais el annonçait aussi son jugement, pour qu’il soit entendu de tous. Fais de même. Et peut-être, cette fois, la vie que tu as engendrée ne sera pas balayée.
Sémel s’éteint peu après, laissant à Némée non pas seulement une douleur de plus, mais une mission claire : faire entendre sa voix au-dessus du vacarme des archanges.
La nouvelle réputation
Sous l’impulsion du conseil de Sémel, Némée et sa chorale rédigent une annonce solennelle. Avec l’accord tacite de leur archange, désireux de prouver sa valeur à la hiérarchie, els proclament dans le réseau d’EL la naissance d’une nouvelle lignée consciente sur Dencia.
Le message circule, vibrant comme une onde à travers les mondes. Les mots sont clairs, sans emphase : « Nous, chérubins, anges et principautés de Dencia, attestons avoir élevé cette lignée depuis ses premiers instincts jusqu’à l’éveil de sa conscience. Leur développement est conforme au Grand Dessein. »
La Guilde des Architectes réagit aussitôt. Intriguée, elle dépêche des émissaires pour constater l’œuvre. Ces envoyés observent les créatures, scrutent leur langage, mesurent leur mémoire, évaluent leur potentiel.
L’archange de Dencia, soucieux de se mettre en avant, parade fièrement devant eux :
— Sous ma gouverne, cette planète renaît. Les lignées passées ont été balayées pour que celle-ci s’élève.
Mais personne n’est dupe. Les émissaires voient bien que la réussite est le fruit d’une coopération patiente entre les biologistes chérubins, les anges tisseurs d’inconscient et les principautés cultivateurs de culture. Le nom de Némée commence à circuler dans les rapports, associé à l’ingéniosité et à la persévérance.
Cette renommée change tout. Pour la première fois, les créatures de Némée semblent à l’abri. « On ne balaie pas si facilement la lignée d’un biologiste reconnu », murmure-t-on dans les couloirs de la Guilde. La mémoire des Lurim, réduits à néant sans un mot, se rappelle à Némée : cette fois, ses enfants ne seront pas effacés.
Mais la gloire attire aussi l’ombre. Des archanges ambitieux lorgnent déjà sur ses créatures, espérant capitaliser sur leur essor, s’approprier leur avenir pour nourrir leurs propres domaines.
Némée comprend alors une vérité amère : la science seule ne suffit pas. Créer et perfectionner des espèces ne garantit pas leur survie. Dans l’arène céleste, tout ce qui vit peut être détruit par une décision politique, un caprice d’orgueil, une manœuvre de pouvoir.
Alors, Némée prend une résolution nouvelle. Si el veut protéger ses créatures, el ne peut plus se contenter d’être un biologiste discret, enfermé dans ses laboratoires el doit devenir el-même un acteur politique. Un militant. Un porte-parole de la vie.
Ses collaborateurs l’entourent, inquiets mais déterminés. Les anges et les principautés de Dencia, jadis dociles, commencent à croire en sa voix. Ensemble, els savent que le destin de leurs créatures ne dépendra plus seulement de leurs incubateurs… mais aussi de leur capacité à convaincre, à manœuvrer, à imposer leur vision dans les sphères de la Guilde.
Ainsi, le chérubin qui jadis sombrait dans le nihilisme se dresse désormais comme un défenseur acharné de la vie consciente, prêt à affronter les archanges sur leur propre terrain.
L’héritage de Némée
Les siècles s’écoulent, et Némée poursuit son combat. Biologiste de génie, el devient aussi un acteur politique, une voix ferme au sein du réseau d’EL. À chaque session de la Guilde, el plaide pour la valeur des espèces conscientes, refusant que leur avenir soit réduit aux caprices des archanges.
Ses créatures de Dencia prospèrent. Elles développent des langages, des structures sociales, une mémoire collective. Sous la vigilance des anges et des principautés, elles franchissent les seuils du conscient. Et si la menace d’une nouvelle extinction plane toujours, Némée s’interpose avec détermination, usant de sa réputation pour barrer la route aux ambitions destructrices.
Mais son combat a un prix. De nombreux archanges voient en el un gêneur, un chérubin trop hardi qui ose se mêler aux affaires des puissants. Les pressions, les menaces, les tentatives de discrédit se multiplient. Némée reste debout, au prix de mille fatigues.
À la fin de sa longue vie, en 12880 el contemple le ciel de Dencia une dernière fois. Autour d’el, les flux d’âmes continuent de monter et de descendre, mais cette fois, el ne les regarde plus avec désespoir. Car el sait qu’au milieu de ce cycle, une lignée nouvelle a été préservée, et qu’elle porte désormais une étincelle capable de nourrir le Grand Dessein.
Ses disciples consignent ses paroles finales :
— La science seule ne suffit pas. Le jugement seul ne suffit pas. Si nous voulons protéger la vie, nous devons aussi apprendre à parler, à convaincre, à lutter. Car sans courage politique, nos créatures ne sont que des proies offertes aux ambitions des puissants.
La leçon de Némée
Depuis lors, dans les académies de Chokmah, l’histoire de Némée est contée aux jeunes chérubins, comme un avertissement et une exhortation. On dit :
« Souvenez-vous de Némée, qui faillit sombrer dans le nihilisme. El comprit que la science n’est rien sans jugement, et que le jugement n’est rien sans courage. Protégez vos créations, non seulement dans vos laboratoires, mais aussi dans les arènes où se décide leur destin. »
Ainsi, son nom reste associé non seulement à la biologie, mais à une vérité plus profonde : la vie se défend à la fois par la raison et par la voix.