Par-delà les bastions repris, au bord des gouffres encore infectés, l’aube ne venait jamais. Mais ce matin-là, une lumière nouvelle se leva.
Au sommet du bastion Azakal, les puissances et vertus s’étaient rassemblées. Des centaines de milliers alignées en silence sur les plateformes suspendues, les escaliers en colimaçon, les arches noires. Le ciel au-dessus d’els était une nuée figée, rougeâtre, épaisse, mais une lueur nouvelle luttait pour se frayer un chemin. Les halos s’allumaient un à un dans la foule, comme des lucioles dans la brume. Certains étaient faibles, d’autres puissants. Tous vibraient d’une tension sacrée.
Au centre du bastion, sur l’estrade circulaire, un séraphin à la peau d’obsidienne et aux ailes incandescentes s’éleva lentement. Son chant s’éleva. Une onde de feu, de ferveur, se répandit.
— Que le nom de Phosphoros soit béni, clama-t-el. Que le Porteur de Lumière nous voie et nous entende. Que notre feu éclaire l’abîme !
Les voix se joignirent à la sienne. Un chant guttural, sacré, monta des troupes, gonfla les murs, trembla jusque dans les labyrinthes. Chaque élohim priait à sa manière : les puissances frappaient leurs armes contre le sol, les vertus joignaient leurs paumes, les chérubins faisaient muter subtilement leurs formes physiques. Des ophanim en orbite diffusèrent les louanges sur tout le réseau EL. Les bastions, un à un, répondirent. Le chant se propagea.
Et Michaël, au sommet de la tour de commandement, observait.
Ses yeux étaient cernés, ses cœurs lourds, mais son halo brillait comme un astre de guerre. El ne bougeait pas. Autour d’el, les vents nocturnes soulevaient sa tunique rapiécée. Léoniel vint se poster à ses côtés, silencieux.
— Els te voient comme un prophète, souffla la puissance. Une torche dans la nuit.
— Je ne suis qu’un canal, murmura Michaël. Ce n’est pas moi. C’est el.
— Peut-être. Mais c’est toi qu’els suivront.
Les chants continuèrent encore. Jusqu’à ce que le séraphin se taise, et que le silence s’installe. Un silence vibrant. Alors Michaël se leva. Sur la plateforme suspendue au-dessus des troupes, el s’adressa au réseau EL, mais sa voix résonna aussi dans l’air comme un coup de tonnerre apaisé.
— Nous allons entre l’obscurité, non pour nous y perdre, mais pour la noyer sous notre lumière.
Des halos s’enflammèrent. Les visages se redressèrent.
☿ — Ce bastion, celui d’Azakal, est le nœud. Le point d’ancrage. Le cœur des ténèbres. C’est ici que le mal prit racine. C’est ici qu’il doit être arraché.
Un frisson parcourut les rangs. Michaël ouvrit les bras. Son halo grandit, irradia jusqu’à former une auréole de feu orange, comme un lever de soleil inversé.
— Le primordieu Phosphoros, Porteur de Lumière, est de retour parmi nous. El ne vient pas pour punir. El vient pour purifier. Et je suis son feu.
La clameur s’intensifia.
— Aujourd’hui, nous allons vaincre. Non par orgueil. Mais pour l’aube à venir.
Michaël descendit de l’estrade. La marée d’élohim s’ouvrit devant el. Léoniel le suivit, sa lance à la main. Tous savaient ce qui allait venir. Une bataille décisive. Un tournant dans la guerre.
Sous la croûte rouge des Labyrinthes, les hangars du bastion Azakal se mirent à vibrer d’une énergie nouvelle. Les systèmes cristallins s’illuminèrent sous les doigts nerveux des chérubins. Leurs halos clignotaient, chacun d’els travaillait avec une fièvre sacrée, les yeux rivés à leurs écrans antiques. Certains fredonnaient des fragments de cantiques techniques, des prières de connexion.
— Ponts d’alimentation branchés, annonça l’un d’eux dans le réseau technique.
— Circuits réactivés.
— Propulseurs synchronisés.
— On va faire décoller ces reliques.
Et les reliques en question s’éveillèrent.
Des Stars, vaisseaux d’assaut de la Milice des Labyrinthes, entassés là depuis des siècles, sortirent lentement de leur torpeur. Leurs coques étaient éraflées, fracturées, reconstruites mille fois avec les moyens du bord. Rien à voir avec les fleurons de Hod qu’avait connus Michael. Mais les chérubins les avaient réparés, plongeant dans les archives secrètes. Leurs moteurs grondaient comme des bêtes réveillées, leurs flans luisaient. Des câbles de fortune liaient les sphères de navigation aux flèches de commandement.
Dans l’obscurité, les hangars s’ouvrirent un à un, dévoilant des rampes descendantes où les troupes se massaient déjà. Les puissances en armure rouge, les premières à embarquer, avançaient en priant :
— Ordre des Astres, nos pères, vous qui veillez depuis le sommet d’Olympus, soyez nos guides. Faites que nos lances ne fléchissent pas. Que notre honneur reste droit, même dans l’ombre.
Plus haut dans la rampe, les vertus arrivaient. Leurs robes de bataille se mêlaient à des armures légères, constellées de petites thaumaturgies pré-tissées. Leurs visages étaient tendus, mais leurs halos vibraient de ferveur. Toutes, avant d’entrer dans les vaisseaux, tendaient une main vers la paroi, là où des étoiles de lumière avaient été tracées par les prêtres :
— Sandalphon, primogène, donne-nous la clarté. Fais de nos bénédictions des remparts. De nos prières, des armes. Que nos âmes soient lumière, même si nos corps tombent.
Un chant s’éleva parmi elles. Un cantique ancien. Il traversa les hangars, se mêla aux grondements des propulseurs, et glissa sur les parois du bastion. Au sommet de la rampe principale, Michaël était déjà là. Le Fitzarch avait les bras ouverts, les yeux clos. Son halo brillait comme une couronne d’ambre, et tout autour d’el, des maillons de lumière s’échappaient dans les airs. Un filet, immense, aux milliers de fils tendus vers chaque vaisseau, chaque combattant, chaque réacteur.
— Coordonnez-vous, murmura-t-el à travers le réseau EL. Vos âmes sont liées par le filet. Vos voix sont un seul chant. Vos cœurs battent à l’unisson.
Les rampes se mirent à vibrer. Des cercles de feu s’allumèrent sous les moteurs. Le vent se leva dans les galeries. Les ophanim en orbite tournoyèrent au-dessus de la forteresse, activant les systèmes de propulsion. Chaque embarquement était suivi, chaque trajectoire assistée par une onde issue du filet de Michaël.
Les silhouettes s’engloutissaient dans les coques des vaisseaux. Les trappes se fermaient. Les prières continuaient, mais changeaient. Elles s’adressaient à EL désormais. À la Source.
— EL, Créateur, reçois nos vies comme des flammes offertes. Que la peur soit purgée. Que la vérité guide nos lames. Et si nous tombons, fais de nous des graines de victoire.
Michaël leva la main. Le filet pulsa. Les vaisseaux répondirent et les hangars s’ouvrirent. Un par un, les Stars jaillirent dans la nuit des Labyrinthes comme des comètes de feu sacré. Des essaims entiers plongèrent vers le bastion-cible. Une mer de halos, tissée, unifiée, portée par les prières et le feu. Michaël restait là, bras écartés, le souffle suspendu. Son corps vibrait sous l’effort de coordination. Sa conscience, partagée entre les cœurs de chacun.
♂
Le vortex des Labyrinthes se referma autour de la flotte comme une gueule béante.
Une à une, les comètes de cristal et de feu s’étaient enfoncées dans le nœud noir. Le bastion-cible ne figurait plus sur aucune carte récente. Même les fresques les plus anciennes, gravées au fond des archives de la Forteresse, ne mentionnaient pas son nom. Michaël était juché dans la flèche d’un Singular, vaisseau de commandement. Ses mains étaient tendues au-dessus du cristal central, maintenait son filet entre les vaisseaux-astres. El sentait chaque vaisseau Star, chaque équipage, chaque souffle d’âme connecté à el. C’était la seule chose qui fonctionnait encore.
Car tout le reste s’était effondré.
— Plus de boussole, plus de repères visuels, signalèrent les chérubins de navigation.
— Les radars tournent à vide, les champs magnétiques sont inexistants.
— Impossible de savoir si on avance, descend ou tourne sur nous-mêmes.
Le silence était entrecoupé de grésillements énigmatiques. Les instruments s’affolaient. Les prières s’étaient tues, mais Michaël tenait. À travers le filet, el insuffla une onde d’ancrage, un chant mental que chaque élohim sentit vibrer dans son propre halo :
— Nous avançons. Je suis là. Tenez vos axes. N’ayez pas peur du vide. Nous sommes les fils d’EL. Le néant nous reconnaît. Et il tremble.
Les halos se réchauffèrent légèrement, guidés par la vibration de Michaël. À l’extérieur, les vaisseaux glissaient lentement dans un corridor inexistant. Aucun éclairage ne portait plus loin qu’un mètre. Mais les filets de Michaël formaient un réseau spectral, des courbes d’énergie pure qui liaient chaque formation. On les voyait parfois luire comme des veines à travers le noir absolu.
Et puis… le cri. Ce n’était pas un son. C’était une déchirure mentale, une torsion. Un râle cosmique qui fit vibrer les coques. Puis ils jaillirent. Les démons. Des abominations informes, distordues, visqueuses. Des crochets, des gueules, des ailes impies. Ils sortirent des angles du néant, comme surgissant de dimensions tordues. Ils frappèrent les vaisseaux avec une rage insensée, en poussant des cris stridents.
Mais les miliciens des Labyrinthes répondirent. Les Stars s’ouvrirent. Les puissances, leurs armures teintées de feu sacré, s’élancèrent dans le vide comme des comètes vivantes, lances brandies, prières hurlées. Les combats éclatèrent dans l’obscurité. Chacun combattait à l’instinct, à la vibration du halo d’un frère. L’espace ne voulait plus de géométrie, mais les élohim imposèrent leur ordre dans le chaos.
Les vertus, elles, diffusaient leurs bénédictions à travers le filet de Michaël. Leurs halos projetaient des ondes de soin, de concentration, de Résistance mentale. Chaque contact maintenait un esprit en place, une pensée droite, un coup dans la bonne direction. Elles devenaient le carburant d’une armée en transe, et Michaël leur chef d’orchestre brûlant.
— Tenez, souffla-t-el dans le réseau. Je vous guide.
La flotte avançait. Halos par halos. Corps par corps. Et soudain, dans la brume absolue… un signal. Un chérubin hurla depuis le poste tactique :
— Une forteresse ! Azakal ! On l’a ! Elle est là, juste devant nous ! Vagues d’échos structurels détectés !
L’écran, auparavant vide, montra une silhouette. Floue. Immense. Taillée dans une matière que les radars ne reconnaissaient pas. Mais une forteresse, oui. Accrochée dans le vide. Oubliée depuis des millénaires.
— Bastion détecté, confirma Michaël.
El tendit les bras. Le filet se resserra et fondit sur la forteresse pour la scanner.
☿ — Lancez l’assaut.
Le sol trembla sous les réacteurs. Puis les trappes explosèrent. Les élohim jaillirent des Stars comme une pluie de feu. Leur halo fendait l’obscurité, mais à peine touchaient-els la surface de la forteresse que celle-ci sembla réagir. Un hurlement, venu des tréfonds de la matière, fendit le silence. Puis le chaos.
Azakal était une aberration. Une forteresse distordue, comme rongée de l’intérieur par l’Ayin, le néant primordial, lui-même. Les couloirs ne suivaient aucune géométrie cohérente. Des portes flottaient sans murs. Des piliers soutenaient des voûtes absentes. Les escaliers ne menaient nulle part. Les murs palpitaient par endroits, comme des membranes organiques mortes.
Et les démons étaient là. Ils surgissaient des ombres, des trappes, des brèches, hurlant une haine primaire. Crochets, membres serpentins, bouches-abîmes. Ils se jetaient sur les élohim dans une frénésie brute, se moquant des pertes. Chaque coin de la forteresse se transformait en charnier incandescent.
Michaël, au cœur de la mêlée, brandissait son halo comme un étendard. El ne combattait pas avec une arme, mais avec son filet. El tissait dans l’air, autour de chaque vertus, de chaque puissance, des bénédictions de Résistance, de lucidité, de soin. El projetait des ondes de clarté mentale, empêchant la peur, le vertige, la perte de repères. Chaque fois qu’un élohim s’effondrait, el le relevait. Chaque fois qu’un démon passait, el l’enserrait.
Mais les morts tombaient quand même. Et Michaël les sentait. Chaque flamme qui s’éteignait serrait ses cœurs comme une brûlure. El avançait, les yeux écarquillés, ne retenant plus ses larmes.
Et soudain, une voix.
☿ — Suis-moi.
— Phosphoros ?
☿ — Elle est ici, mon œuf, ma sœur, mon épouse. Elle est tout près.
— Je dois me concentrer sur le combat…
☿ — Tu dois te concentrer sur la destination. Le noyau est tout près.
Phosphoros ordonna, et Michael n’eut d’autre choix que d’obéir. El brillait dans son crâne comme un astre en fusion.
☿ — El l’a scellé ici. Viens. Je te guiderai.
Michaël chancela.
Léoniel l’attrapa au vol, son armure ruisselante de sang noir, sa lance déjà brisée une fois. El planta son regard dans celui du Fitzarch.
— Ça va ?
— Oui… Phosphoros me guide. Il faut qu’on descende. Là-bas, dans les fondations.
— Tu es sûr ?
— Plus que jamais.
Alors els y allèrent.
À travers les escaliers démentiels, les couloirs qui criaient, les fresques hurlantes. Des hordes de démons surgissaient, et à chaque fois, Michaël tissait un mur de lumière, et Léoniel frappait. Els formaient un duo parfait. Léoniel, tournoyant comme un ouragan, frappait les bêtes avant qu’elles ne percent la lumière. Michaël, bras tendus, stabilisait l’espace autour d’els. Chaque mètre gagné était un miracle. Chaque minute, une victoire.
Leur descente se poursuivait, guidée par les battements du noyau azohien, par la mémoire de Phosphoros. Le halo de Michaël était incandescent, irrésistible. El sentait le but se rapprocher. Là-bas, au fond de ce bastion oublié, pulsait un fragment ancestral, la clé du conflit.
Phosphoros avançait, implacable. Son feu intérieur poussait Michaël comme un vent solaire, brûlant toute hésitation. Devant els, les bastions hurlants s’effondraient en chaos. Les élohim appelaient à l’aide. Des escouades piégées, des vertus en chute libre dans la géométrie distordue. Michaël tendit les bras, tissa un filet de secours. Mais Phosphoros serra son esprit.
☿ — Laisse-les. Leur sacrifice purifie le chemin. Tu veux sauver l’instant. Moi, je sauve l’éternité.
— Non ! balbutia Michaël. Je dois… je peux…
☿ — Tu choisis l’émotion. Moi, la finalité. Avance.
Les maillons de son filet se rompirent. Une escadrille fut engloutie. Michaël hurla, mais déjà ses ailes volaient sans son accord. Phosphoros avait pris les commandes. Le halo orange pulsa jusqu’à l’aveuglement.
Des visions jaillirent. Des forges en feu. Des azohim hurlant, consumées vivantes dans des chœurs de cristal. Des séraphins les regardaient sans réagir. Puis vint une image. Une azoha. Belle. Enflammée. Une chevelure noire comme l’apocalypse. Ses yeux d’orage fixant Michaël.
— Maman… ?
☿ — Ce n’est qu’un cauchemar. Ignore-le.
Mais Michaël ne pouvait pas. El trembla, chancela. Et soudain, tout vrilla. La douleur, la confusion, l’horreur, le doute.
Alors Phosphoros hurla.
☿ — TU ES MOI. TU ES L’INCARNATION DU FEU. TU ES CELUI QUI DOIT TROUVER LE NOYAU.
Et Phosphoros prit tout.
Le corps, le souffle, le halo. Michaël devint flamme et vrilla. El fondit à travers les couloirs. Léoniel hurla derrière el, mais même sa Célérité ne suffisait pas. Le monde devint un tunnel de lumière. Et soudain, un arrêt net.
Devant el, se dressait une porte de cristal, taillée d’un seul bloc. Dessus était représentée une silhouette immense. Une azoha rousse, aux ailes déployées. Une reine. La royauté de son genre. La Mère ? Une ancêtre ? Une divinité ? Michaël ne sut pas. Mais Phosphoros, el, reconnut.
☿ — C’est ELLE.
Et alors, sans hésiter, Phosphoros tendit la main. Un feu blanc jaillit de ses paumes, et le cristal hurla. Il fondit comme de la cire, goutte après goutte, jusqu’à ce que la porte s’ouvre sur un éclat aveuglant.
♂
Le pas de Michaël résonna dans le sanctuaire ouvert, étouffé par l’immensité de la nef cristalline. Tout autour, le silence s’étira comme un linceul. Une lumière froide, pulsée de l’intérieur même des parois, baignait la pièce d’un éclat laiteux. Les murs, hauts de plusieurs centaines de mètres, étaient faits d’un cristal d’apparence organique, celui qui composait les œufs des élohim à naître. Ils étaient gravés de fresques oubliées représentant des azohim agenouillées devant une figure inerte.
C’était un tombeau, comprit instinctivement Michael. Un tombeau de cristal bâti pour contenir, honorer, protéger. Mais qui ?
Au centre de la nef trônait une sphère titanesque, suspendue dans l’air par un champ invisible, lentement pivotante. Sa surface, lisse et parfaite, était gravée de runes anciennes qui pulsaient comme un cœur ancien. Michaël les reconnut aussitôt. Les mêmes symboles que dans la salle des machines cachées. Les marques des forges azohiennes.
Phosphoros frémit en el.
☿ — C’est elle, son noyau…
— Elle est là, murmura Michaël, sa voix prise dans un souffle de stupeur.
El s’approcha, les doigts tendus, son halo vibrant d’une lumière plus intense que jamais. Phosphoros guida ses mains.
Wooooshhh
Le feu sacré jaillit, inondant la pièce d’une clarté insoutenable. Mais le cristal ne broncha pas. Aucune fissure. Aucune chaleur ne semblait l’atteindre.
Phosphoros rugit à travers el.
☿ — CE N’EST PAS POSSIBLE. RIEN NE ME RÉSISTE. RIEN.
Michaël tomba à genoux, épuisé. Et c’est alors qu’une voix résonna derrière el :
— Eh bien, je vois que vous avez déclenché la dernière alarme.
Michaël se retourna brusquement.
Asmodée.
Poussiéreux, couvert de suie, mais bien vivant. Le chérubin souriait, bras ouverts.
— Asmodée… souffla Michaël, les yeux s’écarquillant.
Sans réfléchir, el se leva et se jeta dans ses bras. Asmodée l’attrapa, grognant un peu sous le poids, mais le serra fort.
— Tu m’as manqué, dit le Fitzarch.
— C’est bon, c’est bon… moi aussi, marmonna Asmodée.
— Que fais-tu ici ? demanda Michael. Non, je sais. Tu as été téléporté dans ce bastion lorsque tu as fuis les puissances de Nariel. Puis tu as exploré l’endroit et hacké un peu partout, n’est ce pas ?
— Oui, c’est ça. J’ai survécu grâce à mes talents de petit génie.
Mais déjà, l’instant était brisé. Le halo de Michaël vacilla et reprit une teinte orangée brûlante. Phosphoros s’empara de ses lèvres.
☿ — Le noyau est là. Il est enfermé. Comment l’ouvrir ?
Asmodée cligna des yeux, comprenant aussitôt.
— Ah. El est de retour, dit-el plus sobrement. Eh bien, il faut le hacker.
☿ — Comment ?
— Ce cristal est une clé. Un cryptage azohien de très haut niveau. Je l’ai étudié depuis des jours. Et… je crois que je sais comment faire.
Michaël recula d’un pas. Phosphoros se tut. Puis el sourit.
☿ — Alors fais-le, chérubin. Ouvre-nous ça.
Les doigts d’Asmodée glissèrent sur la surface runique de la sphère, effleurant les entrelacs comme un musicien relisant une partition oubliée. Des interfaces mentales s’activèrent aussitôt. Des hologlyphes flottèrent dans l’air, incandescents. L’atmosphère vibra d’une tension nouvelle, et la lumière sembla se figer.
— Ce truc… c’est vivant, murmura Asmodée. C’est pas juste un coffre. C’est un gardien.
— Alors ouvre-le, chuchota Michaël. On n’a pas le temps.
Asmodée hocha la tête, puis plaça ses deux mains à plat contre la sphère. Des flux psychiques explosèrent autour d’el. Ses yeux se révulsèrent. Michaël sentit les maillons de son halo se tendre, prêts à rompre. La sphère réagit. Dans une onde glaciale, elle projeta les trois élohim dans une dimension mentale. Le sol disparut. Plus de parois. Plus de cristal. Seulement un ciel fractal, noir et or, quadrillé de lignes en spirale.
Els étaient à l’intérieur du système.
Autour d’eux, des formes s’éveillaient : des entités informatiques anciennes, conçues pour défendre le noyau. Des silhouettes sans visages, composées de codes azohiens vivants, aux halos inversés, noirs comme la suie. Elles ne parlaient pas. Elles attaquaient.
— C’est un pare-feu psychique ! hurla Asmodée en reculant. Je… je peux pas les contenir seul !
— Je vais t’aider ! cria Michaël.
Déjà, el déployait des ondes de protection mentale, des boucliers faits de bénédictions. Phosphoros, en el, projetait des vagues d’autorité sacrée pour repousser les codes corrompus. La bataille se déroulait sans chair, sans épée. Chaque pensée était une frappe. Chaque connaissance, une arme.
Asmodée luttait comme un possédé. Michaël en fut bouleversé. Le chérubin semblait… né pour cette technologie. El dialoguait avec les protocoles comme s’ils parlaient sa langue. El devinait des séquences de décryptage qu’aucun chérubin ordinaire n’aurait pu concevoir.
— Asmodée, comment tu fais ça ?! hurla Michaël à travers la tempête mentale.
— J’en sais rien ! Ça vient… tout seul !
Mais soudain, Asmodée chancela. Une entité le heurta de plein fouet. Des fils noirs s’infiltrèrent dans son esprit. Le chérubin hurla, tombant à genoux dans l’espace mental. Son halo se disloqua.
— ASMODÉE !
Michaël se précipita, traversant les lignes de feu code. El tissa une onde de soin. Un filet de régénération. Des ondes bleues jaillirent de ses paumes, enveloppant le chérubin blessé. Le halo d’Asmodée se rétracta, se stabilisa.
— Tiens bon… Je suis là.
Grâce au soutien du Fitzarch, Asmodée reprit pied. El hurla une dernière commande mentale, qui fit exploser l’un des derniers boucliers. Et alors, la sphère céda. Dans l’espace réel, le cristal géant se fendilla. Une lumière noire, profonde, s’en échappa. Au centre, suspendu dans un champ magnétique, trônait un noyau cristallin… comme une étoile morte capturée dans un cocon.
Michaël s’en approcha, comme en transe. El fouilla dans sa robe de combat, et sortit le petit cristal noir que Nakirée lui avait confié à Sicad, si longtemps auparavant. L’”akshoka”. Ce fragment si étrange, si silencieux.
Phosphoros s’exprima d’une voix de feu :
☿ — C’est le moment. Réunifie-le.
Michaël leva la main. Le petit cristal vibra. Le noyau répondit. Et dans un chuintement impossible, les deux s’attirèrent. Lorsqu’ils se touchèrent, une lumière noire jaillit. Puis une onde de résonance parcourut le tombeau. Le noyau nouvellement complété s’éleva dans les airs, irradiant une lumière noire et dorée à la fois, une lumière d’étoile morte réveillée de son sommeil.
Phosphoros, en Michaël, s’élança.
☿ — Kokab… mon amour. Je suis là.
Sa voix vibra comme un chant ancien, comme un cri d’astre en fusion. Son feu sacré, longtemps contenu, jaillit de tous les pores de Michaël, qui s’arqua, convulsif, transfiguré par la présence qui l’habitait. Des flammes dorées et blanches l’enveloppèrent. El n’était plus Michaël seul. El était le Porteur de Lumière, revenu réincarné.
El serra le cristal entre ses mains.
Mais le noyau de Kokab, au lieu de s’ouvrir, se contracta. Une onde de refus, de douleur muette, de repli. Un cri mental imperceptible, mais que Michaël sentit vibrer jusque dans ses cœurs. Kokab restait silencieuse, verrouillée en elle-même. Phosphoros gronda, blessé. Mais el n’attendit pas.
☿ — Tu n’as pas besoin de répondre. Je te porterai. Même silencieuse. Même brisée.
Et alors, el planta le cristal dans le sol du sanctuaire, tel un sceptre ou une épée antique. Une onde de lumière en jaillit, d’abord faible, puis colossale. Le feu sacré se répandit. À une vitesse impensable, il parcourut les galeries, les couloirs, les nefs dévorées par les ténèbres. Chaque recoin d’Azakal, chaque alcôve infestée, fut inondée de lumière. Les démons hurlèrent. Leur chair éthérée se disloqua, leurs esprits furent anéantis. Un cri traversa Michaël, un hurlement venu du noyau. C’était Kokab. Elle hurlait de douleur. Michaël la sentit. L’entendit. Mais el choisit de ne pas écouter. Trop de vies étaient en jeu. Trop de ténèbres à consumer. Dehors, les troupes d’élohim acculées dans les bastions effondrés levèrent les yeux, incrédules. Une lumière éclatante déchira le ciel noir. Des geysers de feu sacré jaillirent depuis le cœur du bastion. Des rayons d’or sillonnèrent les canyons, vaporisant les hordes démoniaques.
— Par EL… souffla une puissance, le souffle coupé.
— C’est l’aube… dit une autre, en larmes.
Sous leurs pieds, la terre gronda. Les monolithes noircis par des millénaires de corruption se mirent à luire doucement. Les murs et les couloirs se purifiaient. Les anciens dispositifs, éteints depuis la Seconde Brisure, se rallumaient un à un. La lumière gagnait. Un tiers des Labyrinthes, ceux proches du bastion désormais sanctifié, virent les ténèbres se retirer comme une marée d’huile noire brûlée par le jour. Le feu de Phosphoros s’étendait. Implacable. Pur. Et Michaël, au centre du tombeau, les bras écartés, nimbé d’une aura solaire, se tenait droit, incandescent.