Depuis l'annonce de Camaël, el n’avait pas quitté ses appartements d’Olympus. Ces quartiers, offerts par l’archange-roi el-même, étaient taillés dans une corniche suspendue au-dessus d’un lac de lave noire. Une prouesse d’architecture, tout en piliers monumentaux, en arches de basalte et en draperies écarlates. Trop grande pour une seule âme.
Mais Michaël restait recroquevillé dans une alcôve, sur une couche sobre, les ailes repliées, le regard figé sur le plafond constellé de runes muettes.
Trois jours. Trois jours sans adresser la parole à personne, sinon de brefs messages polis à ses intendants. Trois jours à refuser de sortir. À ignorer les invitations, les félicitations, les annonces officielles.
Asmodée, fidèle au poste, tenta l’approche directe.
— Tu boudes, là, dit el, accoudé à la rambarde de lave figée. Sérieusement ?
Michaël ne répondit pas.
— Tu vas être élevé au rang d’archange. Ar-chaaange, Michaël. Et tu boudes ?
Le silence.
— Bon, tu veux quoi ? Retourner aux Labyrinthes faire l’archange sans en être un ? Pense aux avantages que ça te donnera d’avoir ce titre, ce don. Pense aux pouvoirs que tu vas obtenir, si utiles ! La Potence ! La Présence ! Le Genetis Dei !
Rien. Asmodée leva les mains au ciel et sortit. En murmurant qu’el était trop vieux pour ces gamineries.
Le lendemain, ce fut Sparda.
El entra sans toquer. El n’avait jamais toqué de sa vie, de toute façon. El resta debout dans l’embrasure de la porte, les bras croisés. Son armure crissait. Son halo semblait fumer dans la pénombre.
— C’est pas une cellule disciplinaire ici, cracha-t-el. Bouge-toi le halo.
Michaël ne bougea pas. El était assis sur le sol, les coudes sur les genoux.
— Je n’ai pas l’impression de le mériter, murmura-t-el.
Sparda leva un sourcil.
— De mériter quoi ? Une chambre ? Du respect ? Ta vie ?
— L’archangélat. Cette promotion. Toute cette… mascarade.
Sparda grogna.
— T’as reconquis les Labyrinthes. T’as rassemblé un royaume en miettes. T’as rallumé la lumière là où même mes puissances avaient perdu espoir. Tu veux quoi de plus ?
Michaël serra les poings.
— Je veux que mes soldats vivent. Pas qu’els meurent pour qu’on me donne un trône.
— C’est toujours le peuple qui paie, Fitzarch, répondit Sparda d’un ton sec. C’est la guerre. C’est Guebourah. C’est la loi. On avance sur les os des nôtres. Et on prie pour que leur sacrifice serve à quelque chose.
Michaël secoua la tête.
— Ce n’est pas moi qui ai purifié les Labyrinthes. C’est el. Phosphoros. C’est el qui a tout dirigé, tout brûlé. J’étais à peine un relais.
Sparda s’approcha, un pas à la fois, puis s’agenouilla devant Michaël. Son regard se planta dans le sien.
— Tu crois que c’est ton petit dieu intérieur qui a réorganisé les convois de ravitaillement ? Qui a discipliné les vertus paniquées ? Qui a bâti les ponts logistiques entre les bastions ? Qui a soigné les troupes dans les infirmeries ? Qui a convaincu Camaël d’envoyer les renforts ?
Silence.
— Phosphoros est une torche. Toi, t’es celui qui l’a portée dans les ténèbres.
Michaël détourna les yeux. Une tension lui broyait les tempes.
— C’est facile à dire. Mais je me sens vide. Tout le monde m’observe comme si j’étais devenu un dieu. Mais moi, je me vois encore comme… un gosse de Hod, qui voulait juste faire ses preuves.
Sparda posa une main brute sur son épaule.
— Arrête de bouder comme un gosse de Hod. Et commence à agir comme le souverain que t’es devenu. T’es plus un enfant. T’es plus un outil. T’es un archange. Guebourah a besoin de toi. Les Labyrinthes aussi.
El se releva.
— On t’a pas couronné pour que tu te terre. On t’a couronné parce que tu tiens. Parce que même avec Phosphoros dans la tête, t’as pas flanché. Tu l’as tenu. Tu l’as utilisé. Et t’es encore là.
El tourna les talons.
— Alors relève-toi. Ou je viens t’extraire demain à coups de bottes célestes.
La porte claqua. Michaël resta seul dans l’obscurité. El leva les yeux vers la rune qui pulsait au plafond. Une flamme orange, faible… mais tenace.
♂
Quelques heures plus tard, alors que les voûtes d’Olympus vibraient des grondements sourds du magma en circulation, Michaël se présenta à la haute porte écarlate de la Domination Rouge.
— Je veux voir Satanachia, déclara-t-el d’un ton sans détours à la sentinelle postée là.
On lui répondit d’un seul mot :
— Attendez.
La tension dans son halo grésillait comme une corde tendue. Quelques instants plus tard, un pas résonna dans le corridor latéral.
— Tiens, tiens, murmura Nana, surgissant dans l’encadrement avec un sourire sarcastique. Voilà notre divinité préférée.
Michaël ne répondit pas.
— Toujours aussi loquace, moqua Nana. Allez, suis-moi, tête de nœud.
Els traversèrent un couloir aux parois de fer liquide et aux encens rouges suspendus dans des cercles de cristal. Nana ne cessa de marmonner des phrases à moitié moqueuses, mais Michaël l’ignorait. El sentait quelque chose… d’anormal.
Quand els arrivèrent devant l’office de Satanachia, Nana recula en silence. Michaël entra. Satanachia était seul, debout devant une fresque fractale, ses bras dans son dos, sa longue toge pourpre vibrant d’une lumière étrange. El ne se retourna pas lorsque Michaël parla.
— Je veux comprendre. Je t’ai suivi, j’ai accompli ton plan. Phosphoros est en moi. Je me suis battu, j’ai triomphé. Et maintenant… je veux savoir.
Silence.
— Comment est-el arrivé en moi ? Qu’attendait-el ? Qu’attendais-tu, toi ? Tout était prévu, non ? Comme toujours avec toi.
Satanachia demeura immobile. Puis, doucement, el tourna la tête, révélant un visage neutre, mais ses yeux… ses yeux étaient tranchés d’un éclat électrique. Un trouble. Un léger désalignement.
— Tu savais, répéta Michaël, plus bas. Tu savais que j’étais le réceptacle. Tu m’as envoyé dans les Labyrinthes pour le réveiller et récupérer le fragment de Kokab. Mais pour quoi faire au final ?
Satanachia croisa enfin son regard. Et cette fois, il y avait… une ombre. Une crispation du front. El était…vexé ?
— Qu’est-ce qui s’est mal passé ? demanda Michaël, le souffle court. Ce n’est pas le fait qu’el soit là. C’est autre chose, n’est-ce pas ? El ne fait pas ce que tu avais prévu. El ne suit pas ton script.
Un long silence. Satanachia répondit finalement, d’une voix grave, voilée :
♂ — Phosphoros est revenu… mais incomplet.
Michaël recula d’un pas. Incomplet ?
— Incomplet comment ?
Satanachia se détourna, les épaules tendues.
♂ — Ce n’est pas à moi de te le dire. Si el est vraiment là, el te le dira el-même. Et si el ne te le dit pas… c’est que quelque chose manque encore.
— Qu’est-ce qu’il manque ?
Satanachia se mura dans le silence. Michaël sentit son cœur se contracter.
— Et Kokab ? ajouta-t-el. C’est elle que Phosphoros cherche, n’est-ce pas ? C’est elle le noyau. El l’aime. Mais elle… elle pleurait. Pourquoi ne l’a-t-elle pas accueilli ? Pourquoi…
Satanachia fit volte-face, brusquement.
♂ — Ne creuse pas encore, Fitzarch. Ce n’est pas le moment. Car el approche. L’autre. L’ombre. Et si tu n’es pas prêt… tu ne survivras pas.
Michaël recula d’un pas. Une sueur glacée roula dans son dos. Soudain, l’air se distordit. La lumière rouge de la salle vibra, et un halo orange incandescent s’imposa dans l’espace. Phosphoros se manifesta, sans transition, sans convenance. Une présence vive, brûlante, irradiante, comme un cœur d’étoile incarné dans la voix de Michaël.
☿ — Alors, Eisti ? susurra-t-el, un sourire d’acier dans la voix. Tout s’est pas passé comme prévu, hein ?
Satanachia se figea. Son regard perça l’espace comme une lame. Sa voix claqua :
♂ — Pourquoi n’as-tu pas pris le contrôle total ? Pourquoi es-tu encore lié à l’enfant ?
Phosphoros haussa les épaules dans l’éther.
☿ — Peut-être que je peux pas… Ou peut-être que j’ai pas envie.
Un silence tendu s’étira. Le halo pourpre de Satanachia palpitait, saccadé.
♂ — Tu joues, cracha-t-el. Tu joues avec ce que je t’ai offert.
Phosphoros se pencha légèrement, moqueur.
☿ — Pourquoi tu t’énerves, Eisti ? On va entrer dans un problème à trois corps, n’est-ce pas ? Tu sens que tu perds l’orbite ?
À ces mots, Nana, jusqu’ici resté en retrait, releva la tête.
— Tu n’as pas peur, Phosphoros, d’un problème à trois corps ? murmura-t-el. C’est une situation chaotique, où même Satanachia ne pourra plus t’aider. Tu sais ce que ça veut dire, n’est-ce pas ? Plus de prédictions. Plus de chemin tracé.
Phosphoros éclata de rire, un rire sans âge, vibrant comme une harpe de feu.
☿ — Je n’ai jamais eu besoin d’aide. C’est vous qui avez eu besoin de moi. Vous tous, à genoux dans la nuit, espérant qu’un flambeau surgisse pour éclairer vos ruines.
El avança d’un pas vers Satanachia.
☿ — Et puis… tu avais prévu ça, pas vrai ? Tu prévois toujours tout. Même le pire. La preuve : la prophétie du Dragon à Trois Têtes. Elle circule depuis bien longtemps chez les cultistes de Géhenna.
Satanachia redressa lentement la tête. Son halo, vaste et immobile jusque-là, se tendit comme une corde prête à rompre.
♂ — Tu joues avec des lois plus vieilles que toi, Phosphoros, dit-el enfin. Garder Michaël en vie, sans souffler son esprit… c’est un choix. Et ce choix aura un prix.
☿ — J’ai pas envie de m’emparer du corps de Michaël, révéla Phosphoros. Peut-être que j’en préférerais un autre ?
♂ — Parce que tu as d’autres options ?
Phosphoros ne broncha pas. El croisa les bras, comme un roi lassé de ses courtisans.
☿ — Je fais ce que je veux.
Un souffle brûlant passa dans la salle, comme un avertissement céleste.
☿ — C’est Michaël, pas moi, qui t’inquiète, poursuivit Phosphoros, le regard moqueur. C’est sa volonté, hein ? Son esprit, si pur, si indocile. Tu le voulais docile, n’est-ce pas ? Mais regarde-le. El prend toute la place. Même avec moi en el. El n’a pas flanché.
Satanachia serra les dents. Nana s’était figé, les ailes mi-ouvertes. Phosphoros s’approcha d’un pas, irradiant.
☿ — Si tu veux un pion, va chercher ailleurs. Je suis le feu sacré. Et j’ai choisi de ne pas brûler ce jeune éloha.
♂ — Ce n’était pas prévu, murmura Satanachia. Pas comme ça.
☿ — Alors prévois mieux, Eisti, répondit Phosphoros, d’une voix douce comme une gifle.
♂
Michaël ouvrit les yeux, haletant, le halo pâle, à peine perceptible. Le plafond d’obsidienne semblait tourner lentement au-dessus de el. Son souffle était saccadé. El était en vie. Dans l'obscurité apaisée de ses quartiers, seulement percée de lueurs rouges filtrant des veines de lave au loin, el se redressa lentement, les mains tremblantes. Une sueur glacée lui coulait dans le dos.
— J’aurais dû mourir, murmura-t-el. Tu aurais pu me souffler. Me remplacer.
Une chaleur familière, puissante et douce à la fois, s’insinua dans son esprit.
☿ — Je ne veux pas que tu meures.
La voix de Phosphoros vibrait avec tendresse, dans une tonalité rare, presque fraternelle.
☿ — Je suis là pour te protéger, Michaël. Et je le ferai jusqu’au bout.
Michaël baissa la tête, les bras enroulés autour de ses genoux. Une peur sourde remontait.
— Pourquoi ? Pourquoi tu tiens tant à me garder… moi ? Tu es un dieu. Tu pourrais te réincarner. M’éteindre. Alors pourquoi… moi ?
Un silence. Puis, comme une caresse mentale, un murmure :
☿ — Parce que je t’aime bien. Tu es fier. Tu es brillant. Tu es sincère. Et surtout, tu es… juste.
Michaël sentit ses cœurs s’embraser.
— Tu pourrais dire ça à n’importe qui, grogna-t-el. Tu veux juste ton hôte.
☿ — Non. Je pourrais te modeler. Mais je ne le fais pas, du moins pas activement. Parce que j’ai besoin de toi. Pas juste de ton corps. J’ai besoin de ce que tu es.
Un long silence passa entre eux. Michaël posa enfin la question qu’el gardait depuis trop longtemps.
— Et ton but ? Ton vrai but ? Pas ce que tu dis aux foules. Ce que tu veux vraiment.
Phosphoros hésita.
Puis sa voix, grave, limpide, s’éleva :
☿ — Sauver les Cieux. Accomplir le Grand Dessein. Ramener EL. Entier. Vivant. Plus de Brisure. Plus de Cendres. Plus d’enfants sacrifiés au néant.
Michaël ferma les yeux, le cœur noué.
— C’est tout ?
☿ — Rien de plus. Rien de moins. C’est ma raison d’être après tout. Je suis né juste après la Première Brisure pour tout réparer.
Le halo de Michaël pulsa doucement dans la chambre volcanique. Et pour la première fois, el ne se sentit plus seul.
☿ — Mais l’ombre de l’hérésie n’est pas éteinte, avertit Phosphoros. Elle plane. Elle revient. Et elle va frapper.
Michaël redressa la tête, les yeux écarquillés.
— De quoi tu parles ? De Nariel ? Des vestiges azohiens ? Du bastion qu’on a détruit ?
☿ — Non. De quelqu’un que tu as connu, qui a presque causé ta perte.
— De Burrhus ?
☿ — Et de tout ce qu’el représente.
Un frisson remonta l’échine de Michaël. Le nom de Burrhus n’avait été que murmuré jusque-là. Toujours dans des conversations inachevées, des regards fuyants. Mais maintenant, el était là, posé au centre de son esprit, comme une menace immense.
— El est vivant ? El va revenir ?
☿ — Oui. Et el n’est pas seul. El s’est retranché dans les royaumes supérieurs de la Création, avec ceux qui ont fui la Lumière. Ceux qui rêvent d’un autre monde. Ainsi, el a prit le nom de Métatron et règne depuis huit millénaires sur Kether.
— Hein ?! glapit Michael. Burrhus est le Métatron ?!
☿ — Oui, affirma Phosphoros. Du moins, une projection de son essence.
— Comment le sais-tu ?! demanda Michael.
☿ — Je l’ai reconnu, à Hod. Sous son masque sa lumière reste la même.
— Et tu n’as rien dit ?!
☿ — Ce n’était pas le bon moment. Tu n’étais même pas encore conscient de ma présence en toi. Ce genre de révélation ne se précipite pas.
Michael accusa le choc, incrédule, puis sentit une colère sourde monter. Ce que Nariel avait tenté de cacher… ce que ses ennemis appelaient hérésie… c’était donc bien réel.
— C’est une guerre civile monumentale que tu évoques là ! Les royaumes supérieurs contre moi, contre nous ?
☿ — Une guerre ancienne. Une guerre que j’ai cru gagner, mais qui n’a jamais fini de couver.
Michaël se redressa lentement. El se leva, marcha jusqu’à la baie vitrée taillée dans la roche noire, surplombant Madim et les fumerolles d’Olympus.
— Je ne suis pas prêt, Phosphoros. Je suis jeune. J’ai déjà tout donné dans les Labyrinthes. Je ne sais même plus où je finis et où tu commences.
☿ — C’est pour cela que tu dois devenir archange. Pas pour l’apparat. Pas pour la politique. Pour le pouvoir. Pour la légitimité. Pour la force.
Michaël serra les poings.
☿ — Tu dois devenir une arme, Michaël. Une flamme qui ne vacille pas. Car Burrhus est l’ombre. Et el arrive.
Le silence retomba. Mais il n’y avait plus de repos possible. Michaël comprit. Le temps de fuir était terminé. Il devait accepter. Il allait devenir archange.