Chapitre 20

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Dans les profondeurs dorées de la salle des fêtes, tandis que la jeunesse de Guebourah dansait et que les musiciens faisaient éclater la lumière de leurs voix, une autre musique s’élevait, plus sourde, plus dangereuse : celle du pouvoir.

Les plus puissants des élohim s’étaient regroupés en petits cercles, à l’écart du tumulte, observant d’un œil distrait les jeunes soldats lever leurs verres et s’abandonner à la joie. Mais sous les éclats de rire, tout n’était que calcul, analyse et jeu d’influence. Ici, chaque toast était un gage de loyauté ou un prélude à une trahison, chaque compliment dissimulait une revendication.

Au centre des débats, un nom revenait, insistant comme une incantation : Michaël. Le nouveau duc de Guebourah, l’archange sauveur des Labyrinthes, l’Etoile du Matin, porteur d’un primordieu. Tous les regards, même ceux feints d’indifférence, convergeaient vers l’absence flamboyante du Fitzarch.

— On oublie un peu vite tout ce que cela a coûté, soufflait un archange aux bras croisés, un sourire acide aux lèvres. Michaël a vidé les réserves de Guebourah, el a réclamé toutes nos troupes et toutes nos vertus pour sa reconquête… Et maintenant, toute la gloire est pour el.

— Sans el, les Labyrinthes seraient tombés, répliqua sèchement Sparda, massif et impassible, campé dans son armure rouge. Aucun de vous n’aurait tenu trois jours face aux démons. Michaël a pris les pires décisions, oui, mais el les a prises quand il fallait. Je préfère un chef qui agit qu’un politicien qui attend.

— Tu oublies que ce n’est pas un simple archange, rétorqua une puissance aux yeux d’or, penchée vers son verre. El abrite Phosphoros. Un fragment primordial, rien de moins ! Crois-tu que le peuple acceptera que toute la hiérarchie soit chamboulée par un… accident du destin ?

— Ne feignez pas de croire que cela vous inquiète pour le peuple, cracha Sparda, son regard vrillant les puissances. Vous ne pensez qu’à vos propres troupes, vos propres sièges.

Un murmure de désapprobation, des rires étouffés. Mais la rivalité transpirait dans l’air : chaque command’aile voulait être reconnu comme le plus fort, le plus rusé, le plus digne de commander la prochaine baraille. Tous enviaient, d’une façon ou d’une autre, la singularité de Michaël, son aura, sa destinée, la fascination qu’el exerçait désormais sur la Cour.

Dans les loges en surplomb, les dominations, drapées de soie et de silence, échangeaient des prophéties à voix basse, leurs halos crépitant de visions ambiguës.

— Un archange qui porte un primordieu, cela change la guerre elle-même, susurra l’une d’elles. Les trajectoires de tous les astres deviennent imprévisibles.

— Et si le feu de Phosphoros se retourne contre les siens ? murmura une autre. Les anciens oracles ont prédit que l’Étoile du Matin n’apporterait pas la paix, mais la division…

— Il faut canaliser ce pouvoir, l’encadrer, l’enrober d’alliances, glissa une troisième. Sinon, il consumera tout.

Mais à la question, aucun ne savait la réponse. Dans l’ombre de la salle, le regard aigu de Satanachia balayait la scène. Son visage restait impassible, ses lèvres closes sur tous les secrets. Nul ne savait ce qu’el pensait : ni les dominations, ni les puissances, ni les archanges avides de pouvoir. Car au cœur des ambitions et des prophéties, un seul connaissait le vrai dessein de l’Étoile du Matin. Mais Satanachia, maître du jeu et des masques, restait silencieux, insondable comme l’avenir même. Et, tandis que le banquet s’étirait en festins et en intrigues, tous comprenaient que la guerre ne se jouerait pas seulement dans les Labyrinthes, mais ici, dans les coulisses du pouvoir, au cœur de la nuit sans fin de Guebourah.

— Quel ennui, soupira Prométhée Fitzarch, accoudé à une colonne de marbre, le menton dans les mains.

Personne ne prêtait attention au jeune chérubin de dix ans, venu de Tiphéreth, adopté par Michaël sous le regard solennel du Grand Architecte il y a cinq ans déjà. La fête battait son plein : convives qui festoyaient, puissances en grande conversation, soldats trop occupés à boire pour remarquer le gamin isolé. Ici, à Guebourah, tout sentait la roche brûlée, la discipline et le défi, rien à voir avec la cage dorée, joyeuse et lumineuse de son enfance à Tiphéreth.

Mais Prométhée, curieux, s’ennuyait ferme. El n’avait pas le droit de s’éclipser, ni même d’explorer les recoins d’Olympus. Personne ne lui proposait de danser, ni même de discuter. El n’était qu’un enfant, un demi-frère dans l’ombre du héros du jour.

Les yeux brillants d’impatience, Prométhée se faufila vers la scène, où les artistes principautés menaient le bal. Les instruments luisaient, les chœurs vibraient, et tout l’art des cieux semblait à portée de main. Prométhée adorait chanter et danser, même si el n’était qu’un chérubin. Une anomalie, disaient les puristes : la science était censée être son seul amour.

— Je peux monter ? demanda-t-el, la voix fluette mais décidée.

Les artistes, interloqués, le dévisagèrent.

— Ce n’est pas pour les enfants, surtout pas les chérubins… Tu sais lire une partition au moins ?

— Je peux faire mieux : je peux improviser, lança Prométhée, les yeux pétillant de défi.

Un sourire passa dans le cercle des artistes. Après tout, que risquaient-els à laisser le petit Fitzarch s’amuser ? Un frère du marié, c’est un invité de marque, non ?

— D’accord, souffla un bassiste. Mais fais vite, avant que les puissances ne râlent !

Sautillant sur place, Prométhée grimpa sur la scène, salua le public d’un geste théâtral et, sous la lumière dorée des halos, entonna un chant clair, pur, d’une justesse troublante pour un si jeune âge. El dansa en rythme, ses pas légers traçant des arabesques sur le marbre noir.

La chanson était ancienne, tirée d’une légende où un éloha, au seuil d’un abîme, devait choisir : aimer, et peut-être souffrir ; ou mourir, échappant au chagrin, mais aussi à la joie. Les mots s’élevaient, tantôt graves, tantôt espiègles, le refrain battant comme une prière.

♀ L’amour ou la mort,

♀ Au bout de la flamme,

♀ Qui peut dire lequel brûle plus fort ?

♀ L’éloha danse, le cœur en armes,

♀ À genoux devant le sort…

La salle s’était tue, d’abord surprise, puis captivée. Même les dominations, perdus dans leurs prophéties, tournèrent la tête. Sur scène, Prométhée rayonnait, l’innocence en étendard, la voix vibrante d’un désir ardent de vivre, d’aimer, de défier l’étiquette et les codes de la Cour.

Le chant s’acheva dans un dernier éclat de rire, les bras ouverts comme pour embrasser le monde. Un silence, puis les applaudissements éclatèrent, sincères, portés par la fraîcheur de cette interruption inattendue. Les artistes principautés souriaient, certains, un peu jaloux, d’autres, amusés de voir qu’enfin, la fête appartenait à l’imprévu.

Dans l’ombre, Prométhée sentit enfin son cœur se soulever d’allégresse. Peut-être que, même ici, el finirait par trouver sa place. Mais à peine les derniers applaudissements résonnaient-ils encore dans la salle qu’un frémissement parcourut les rangs des puissants. Quelque chose, dans l’air, venait de basculer. Au balcon, Satanachia se leva brusquement, son halo virant à un rouge sombre, traversé d’éclairs pourpres. Par le réseau EL, el lança un ordre aussi sec que le tranchant d’une lame :

♂ — Prométhée Fitzarch, descends immédiatement de la scène.

Prométhée sursauta, le cœur battant, tira une révérence théâtrale, à la fois fier de son effet, amusé et un peu effrayé. Sous les regards ébahis, el descendit lestement les marches, saluant les artistes d’un clin d’œil complice.

À peine ses pieds touchèrent-ils le sol qu’une paire de puissances en armure rouge se matérialisa à ses côtés, l’encadrant sans ménagement. Sans un mot, els l’entraînèrent hors de la salle, à travers un couloir obscur, jusqu’à une pièce froide de marbre noir : une antichambre de Géhenna. Les murs vibraient d’une lumière rouge, presque liquoreuse, et la tension s’y faisait palpable, électrique.

Au centre se tenait l’immense Satanachia, drapé dans sa robe de domination, le regard azur perçant la pénombre. Pourtant, Prométhée, bien qu’intimidé, connaissait cette figure mieux que quiconque.

— Oncle Satan… fit Prométhée, bravache mais inquiet.

Satanachia ne sourit pas. Sa voix résonna, grave, martelée par la puissance :

♂ — Ne recommence plus jamais. Tu ne dois pas utiliser ta voix en public, Prométhée. Jamais sans permission.

Prométhée fit la moue, croisant les bras.

— Je voulais juste m’amuser. Personne ne me regarde ici. Je me sens… perdu, tu comprends ? Je ne sais même pas pourquoi je suis là.

Le regard de Satanachia s’adoucit légèrement.

♂ — Tu fais partie du nid de Michaël, à présent. Tu es assez vieux pour quitter les jupes de ta mère. C’est ainsi : il est temps d’apprendre, de trouver ta place. Michaël saura t’occuper. Tu travailleras sûrement avec les autres chérubins de la chorale d’Asmodée. C’est un honneur.

Prométhée grimaça.

— Travailler avec els, bof… Je ne veux pas seulement faire des expériences ou des calculs.

Mais avant que Satanachia ne réponde, des silhouettes longilignes émergèrent des recoins sombres : les cultistes de Géhenna. Leurs yeux étaient cernés, brûlants de fièvre, leur présence suintant d’une avidité trouble. Els s’approchèrent, cernant Prométhée comme des vampires affamés, murmurant entre eux :

— L’âme neuve, l’élu du Chanteur…

— La voix du changement…

Prométhée se raidit, les toisant avec aplomb. El leva la main, rassemblant toute la hauteur qu’el pouvait se donner, et lança d’une voix claire :

— Laissez-moi ! N’oubliez pas que je suis le fou qui changera vos existences !

Ce mot, “fou”, fit l’effet d’une décharge. Les cultistes se mirent à trembler, certains à rire nerveusement, d’autres à marmonner des fragments de prophéties. L’excitation monta, un chuchotement de fanatisme qui menaçait d’exploser. Alors Satanachia frappa du pied, et sa voix tonna, portée par un pouvoir si impérieux que l’air vibra :

♂ — Assez !

D’un seul mot, el les terrassa tous. Les cultistes s’effondrèrent, prostrés, paralysés de peur ou d’adoration. La domination de Satanachia était totale : aucun n’osait relever la tête.

Satanachia fixa Prométhée, l’ombre d’un sourire étrange sur les lèvres.

— Tu es vraiment le fou, Prométhée. Mais n’oublie jamais : un fou, même prophétique, doit apprendre à survivre parmi les loups.

Dans le silence tendu de la pièce, Prométhée sentit, pour la première fois, le frisson du pouvoir, et celui du danger.

Les loups ? C’est quoi les loups ?

Une lumière dorée filtrait à travers les verrières d’onyx du nid Michaelis, baignant la grande salle à manger d’une lueur chaude et rassurante. Pour la première fois depuis son couronnement, Michaël savourait un instant de paix relative. Fini les corvées du novice, les salles communes de la Vertu : désormais, el était chef de chorale, chef de famille, maître de son propre domaine, entouré de ses épouses, serviteurs et officiants.

La grande table de jaspe était couverte de mets raffinés : fruits célestes, pains d’ambroisie, confitures irisées et thés épicés. Vertus et principautés s’affairaient, discrets, orchestrant le service avec une efficacité sans faille.

Les six épouses azohim étaient assises à la droite de Michaël, dans la fraîcheur de leurs parures colorées, les cheveux relevés et les yeux pétillants. L’atmosphère, malgré la solennité de la veille, était légère, vibrante du plaisir de découvrir la vie commune. Les rires fusaient, les voix se croisaient : tout semblait, enfin, presque normal.

Prométhée, timide et intrigué, découvrait le nid pour la première fois dans la lumière du matin. El s’assit gauchement près de Michaël, épié par les regards affectueux et curieux des épouses. L’une d’elles lissa ses cheveux, une autre lui tendit une corbeille de fruits, une troisième plaisanta sur la place du “petit frère” à la table d’un grand archange.

Marilka, radieuse, lança :

— On parle encore de toi, petit prodige ! Ta performance d’hier fait le tour du réseau EL. Toute la capitale ne parle que de la voix du jeune Prométhée.

Un éclat de rire parcourut la tablée. Michaël, surpris, arqua un sourcil :

— Comment ça, déjà ? Tu n’étais même pas dans la salle…

Marilka secoua la tête, le sourire en coin :

— Crois-tu vraiment qu’il existe encore un secret à la Cour ? Dès qu’une chose intéressante se produit, tous les réseaux s’embrasent. J’ai même reçu des félicitations. Il paraît qu’on n’a jamais vu chérubin aussi… vibrant.

Un malaise glissa sur Michaël, imperceptible pour les autres. El avait vu la performance : el avait entendu, sous la voix juvénile de Prométhée, vibrer un autre timbre, une entité enfouie, étrange et familière à la fois. C’était la voix du Chanteur Merveille, Israfel, primordieu de la musique et du Verbe, dont les légendes peuplaient les récits du Tohou. Michaël comprenait : le jeune chérubin n’était pas qu’un prodige, el était hôte, comme el-même l’était pour Phosphoros. Un frisson parcourut la nuque du Fitzarch.

Les azohim, insouciantes, cajolèrent Prométhée, le couvrant de compliments et de questions. Le petit chérubin, les joues rosies, riait, ravi de tant d’attention.Mais Michaël, en observant Prométhée, sentit soudain une odeur subtile, métallique : le sang d’Adam. Discrète mais indéniable, la fragrance flottait dans l’air autour de l’enfant. Un soupçon d’angoisse serra le ventre de Michaël. El fixa Prométhée, qui croqua dans un fruit doré sans se douter de rien.

Le jour même, annulant plusieurs rendez-vous pour cela, Michael décida de se rendre chez Satanachia.

Le palais de Satanachia dominait Olympus comme une blessure de marbre dans la chair de la montagne. Les murs, veinés de noir et d’écarlate, semblaient suinter une lueur malsaine ; partout, l’odeur ferreuse du sang d’Adam flottait, entêtante et lourde. On y accédait par des escaliers démesurés, des couloirs tapissés d’arabesques runiques et de tentures sombres, jusqu’à une vaste salle du trône, voûtée comme une cathédrale.

Satanachia, drapé de pourpre et d’ombre, trônait au centre, auréolé de flammes rouges. Son regard perçait la pénombre, impérieux. Recevoir une audience de la domination était rare, mais Michaël, archange et Fitzarch, n’attendit pas dans l’antichambre. El fut conduit immédiatement, privilège d’élu.

Michaël s’inclina brièvement, le dos raidi par l’appréhension.

— Satanachia, j’ai besoin de comprendre. À propos de Prométhée… Hier, j’ai entendu une voix, pas celle d’un enfant. J’ai reconnu Israfel, le Chanteur Merveille.

Le regard de Satanachia se fit plus tranchant. Un souffle de vent éteignit une partie des flammes.

♂ — Ne prononce pas ce nom à la légère, Michaël, avertit-el, sa voix résonnant dans la pierre. Il y a des oreilles dans chaque recoin du royaume. Les noms des primordieux ont tendance à éveiller bien des choses.

Michaël, sans reculer, poursuivit :

— Il faut que tu m’expliques. Tu fais revenir les primordieux ? Quel est le plan ? Prométhée n’est qu’un enfant. Tu veux vraiment faire renaître ces êtres en nous ?

Un sourire énigmatique effleura les lèvres de Satanachia, révélant toute la froideur calculée du maître des dominations.

♂ — Naturellement. C’est le Grand Dessein, Michaël. Les primordieux ont disparu après la Seconde Brisure, mais le monde ne peut rester orphelin d’eux. Le cycle doit reprendre. Chacun d’eux, un à un, doit revenir, trouver un hôte, se réincarner.

— Mais… que deviennent ceux qui les portent ? insista Michaël, la gorge sèche.

♂ —Tu ne me pose cette question que maintenant ?

Michael se renfrogna.

— J’ai une relation avec Phosphoros. Je le connaît. Et je suis prêt à lui laisser la place quand le moment sera venu. Mais mon propre sort m’importe moins que celui de mon petit frère.

Satanachia soupira.

♂ — L’hôte est un berceau, rien de plus. À terme, le primordieu prend le contrôle total du corps : c’est le prix de la renaissance. Prométhée, comme d’autres avant et après el, est la clé de ce retour. Le reste n’est qu’une question de temps, de maturation.

Un silence abyssal s’abattit, avalant la pièce et l’esprit de Michaël tout entier. Cela se confirmait : el était le couffin d’un dieu disparu, la mèche d’une explosion à venir, vouée à être consumée. Phosphoros refusait de prendre le contrôle de son corps pour l’instant, mais sans doute n’était-ce qu’une question de temps.

Le vertige, un instant, faillit le faire basculer, mais ce n’était pas de la peur. Ni même de la colère. Plutôt une étrange acceptation, glacée, silencieuse, comme si le fil de sa vie était soudain devenu visible : une trajectoire parfaitement tendue entre deux points, chaque étape inscrite d’avance.

Tout est écrit… songea-t-el, sans révolte. Peut-être cela avait-il toujours été le cas : les regards, les attentes, la lumière de Phosphoros qui brûlait en lui avant même qu’el ne sache la nommer. Avait-el seulement eu le choix ? Ou bien tout, jusqu’à la plus intime de ses peurs, avait-il été programmé pour préparer la venue du primordieu ?

Satanachia, en surplomb, l’observait en silence, comme si el attendait cette prise de conscience. Alors, lentement, Michaël leva les yeux vers el, un soupçon de lucidité presque douloureuse dans la voix :

— Toi aussi… tu es un hôte, n’est-ce pas, Satanachia ? Phosphoros me l’a dit.

Un sourire passa sur les lèvres de la domination, crispé, presque contraint : l’ombre d’un secret mal porté, ou d’une fatigue ancienne.

— Satanachia Fitzor… Tu as connu l’Oracle-entre-les-Étoiles, ton père, de son vivant. Et pourtant tu es devenu l’hôte de son âme, réalisa Michaël.

Là encore, Satanachia entretint un silence énigmatique, avant de demander :

♂ — Es-tu heureux de ta destinée ?

Michaël ferma les yeux une seconde. El chercha en el l’angoisse, la colère, le regret, mais ne trouva que du vide. Un vide paisible, résigné, presque pratique.

— Oui, répondit-el simplement. Je crois que oui. Au moins, je serai utile. C’est ce que j’ai toujours cherché.

Satanachia hocha la tête, satisfait, l’ombre d’un soulagement traversant ses traits anguleux.

Michaël sentit alors ses émotions s’émousser, comme diluées dans la lumière froide du palais. Plus de questions, plus de doute : simplement la conscience d’un mécanisme bien huilé, une machine céleste qui poursuit son cours. Ses considérations pour Prométhée disparurent, comme par magie.

Sans bruit, el s’inclina devant Satanachia, puis tourna les talons. Dehors, le marbre semblait plus noir, l’air plus lourd. Mais Michaël avançait déjà, les gestes précis, l’âme vide et tranquille, prêt à accomplir ce que le destin avait gravé pour el. Une simple pièce dans la vaste horlogerie du Grand Dessein.

Michaël regagna son nid d’Olympus, surplombé par la lumière rouge d’arches cristallines. À l’intérieur, el trouva Prométhée assis en tailleur, affairé à assembler les fragments translucides d’une machine étrange, tandis qu’Asmodée, concentré, lui tendait un minuscule engrenage de quartz. Prométhée infusa sa lumière bleue dans l’automate, le transformant en une véritable œuvre d’art.

Le spectacle du jeune chérubin penché sur son œuvre fit naître chez Michaël une vague de perplexité. Prométhée était un paradoxe : un chérubin artiste, à mille lieues des ambitions rationnelles de son chœur. El le savait : cette anomalie n’était pas fortuite. C’était la marque du Chanteur Merveille, ce primordieu dont la nature échappait à toute logique chérubinique.

Pourquoi le Chanteur Merveille avait-il choisi de s’incarner dans un chérubin plutôt que dans une principauté ?

La question tournait dans l’esprit de Michaël, comme un cristal suspendu au bord d’une chute. Un chérubin n’était-il pas destiné à l’analyse, à la création méthodique ? Mais Prométhée avait l’âme d’un poète et la fièvre de l’invention, porteur d’un feu qui n’appartenait pas à son chœur.

Au fond, Michaël se surprenait à analyser la situation avec une distance glacée, presque clinique. Est-ce la présence de Phosphoros qui m’insensibilise ? se demanda-t-el, intrigué par cette sérénité nouvelle qui le rendait étranger à ses propres émotions.

— Quand irons-nous dans les Labyrinthes ? demanda soudain Prométhée, levant vers Michaël un regard pétillant d’impatience.

— Pas tout de suite, répondit Michaël, d’un ton posé. Nous resterons à Olympus encore quelques mois. Maintenant que je suis archange, j’ai des responsabilités ici, à la capitale. Je dois négocier sans cesse pour obtenir des ressources de guerre. Et payer mes dettes…

Prométhée acquiesça, comprenant d’instinct le poids des intrigues célestes.

— Tu voudrais que les Labyrinthes deviennent auto-suffisants, n’est-ce pas ? Pour ne plus dépendre des autres archanges ?

— Exactement, confirma Michaël. C’est à nous de transformer les Labyrinthes en foyer de puissance. Les chérubins, les vertus, Asmodée… tous devront s’y employer. J’aurai besoin aussi de ma descendance pour bâtir cette autonomie.

Un silence tomba. Prométhée observa longuement son aîné, cherchant à deviner les contours de ce futur.

— Tu vas devoir faire des bébés, alors ?

Michaël hocha la tête, amusé mais résolu.

— J’ai pas le choix oui... Il faut que mes enfants contribuent à cette œuvre. Mais je veux plus que l’autonomie : je veux que les Labyrinthes deviennent la source de ressources pour les autres, renverser la dépendance. Nous avons les savoirs, il ne reste qu’à forger l’avenir.

Prométhée sourit, devinant dans les mots de Michaël une promesse d’aventure et de révolte contre l’ordre établi. Quant à Michaël, el sentit la mécanique froide de ses pensées tourner encore, mûrissant déjà le prochain coup à jouer dans l’échiquier céleste.

Quelques heures plus tard, Michaël traversa la forteresse de Sparda, assailli par le vacarme des soldats, le fracas des armes et le bourdonnement fiévreux de la guerre. Les corridors sentaient le métal chaud, la sueur et le sang séché. Ici, tout n’était qu’ordre, discipline. Dans la grande salle stratégique, une longue table de basalte s’étalait sous la lumière blafarde des lustres. Sparda trônait, entouré de ses pairs : des archanges massifs, cuirrassés, les regards durs comme le fer. Dès l’arrivée de Michaël, le ton s’alourdit.

— Te voilà enfin, lança Ramael d’Ascraeus, la voix imprégnée de reproche. J’ai bien cru que tu n’oserais pas nous affronter !

Les archanges n’attendirent pas pour énumérer leurs griefs. Els l’accusaient d’avoir épuisé leurs réserves pour la reconquête des Labyrinthes : légions, vaisseaux, ravitaillement, Tout avait été drainé, jusqu’à la moindre once d’énergie spirituelle.

— Tu as bien servit Guebourah, Michaël, admit Thauriel d’Arsia. Mais ce sont nos puissances qui ont armé ton bras. À présent tu dois payer ta dette : donne-nous tes vertus ! Il paraît que tu en as formé toute une élite dans tes Labyrinthes.

Leurs voix s’entremêlaient, pressantes, parfois menaçantes. Aucun ne semblait disposé à laisser passer l’occasion de soumettre le nouvel archange à leur loi. Le fait que Michaël abrite Phosphoros ne les impressionnait guère : ici, seuls comptaient la force et le poids des dettes d’honneur. Michaël resta de marbre, le regard rivé sur la carte astrale déployée sur la table.

— Je ne peux pas, répondit-el froidement. Les Labyrinthes doivent être consolidés, et mes vertus y sont essentielles. Il serait suicidaire de les disperser maintenant.

Un silence glacial s’abattit. On sentit la colère gronder sous la surface, prête à éclater. Sparda finit par lever la main, imposant le silence.

— Ça suffit, trancha-t-el. Michaël a fait ses preuves. El a reconquit une zone que vous avez laissée submergée de ténèbres des siècles durant. Qu’el développe les Labyrinthes, et nous verrons ensuite. C’est la volonté de Camaël.

Les archanges ne cachaient pas leur frustration. Michaël comprit alors que la route serait longue avant d’espérer s’imposer dans cette arène de rapaces. Il lui faudrait tenir, manœuvrer, et résister, jusqu’à forger son indépendance.

— Suis-moi, ordonna Sparda alors que la réunion s’achevait.

Le command’aile de Madim emmena Michael dans sa salle d’entraînement aux arts martiaux. Curieux, le jeune archange le suivit sans réserves. L’arène résonnait des échos métalliques des lames, des cris étouffés des soldats à l’exercice. Sur les murs, d’innombrables armes titanesques étaient suspendues comme des trophées. Ici, tout respirait la guerre.

Sparda mena Michaël au centre du cercle de sable. Massif, vêtu d’une armure sombre gravée de runes, el tenait à la main sa fameuse lance : un fût d’acier dont la pointe effilée vibrait d’une lueur rougeoyante. Quand Michaël approcha, Sparda le domina de toute sa hauteur. Michaël dut se tordre le cou pour croiser le regard incandescent de la légende vivante.

— Alors, archange, fit Sparda d’une voix grondante, quel est ton plan face à la meute de prédateurs qui t’entoure ?

Michaël resta droit, malgré la tension.

— J’entends user de mon intellect. Je miserai sur mes ressources, mes vertus, mes technologies… Je saurai forger les alliances nécessaires pour renverser le rapport de force.

Sparda ricana, secouant la tête.

— Ça ne suffira pas. Le jour où un rival t’obligera à te battre, tu ne pourras pas envoyer Léoniel ou un autre combattant prendre ta place. Ce serait la honte de ton rang. Maintenant que tu es archange, tu as le pouvoir, et le devoir, de potence. Apprends à t’en servir.

Sans prévenir, Sparda saisit une épée gigantesque posée à ses pieds et la lança à Michaël. Ce dernier eut tout juste le temps de la saisir, son poids manquant de lui briser les poignets.

À peine l’arme en main, Sparda fondit sur el. L’ombre du colosse engloutit Michaël, qui tenta tant bien que mal de parer les coups. La lance de Sparda frappait avec la force d’un ouragan, chaque assaut repoussant Michaël, l’enfonçant dans le sable, le forçant à reculer encore et encore.

Le duel fut bref. Michaël, acculé, finit projeté à terre, son épée arrachée d’un revers brutal. Sparda éclata de rire, un rire tonitruant qui emplit l’arène.

— Voilà la réalité du pouvoir, Michaël ! À Guebourah, on respecte la force, pas seulement les beaux discours. Tu vas devoir forger ton autorité dans la sueur, le sang et la douleur. Prépare-toi, je vais t’endurcir.

Michaël, allongé dans la poussière, sentit la morsure de la défaite. Mais el comprit aussi : si el voulait régner, il lui faudrait apprendre une nouvelle langue, celle de la force brute. Sparda, déjà, lui tendait la main pour le relever, le regard empli d’un défi sans équivoque.

La poussière soulevée par la chute de Michaël n’avait pas encore complètement reflué que Sparda, inflexible, fit signe à l’arène de se vider. Les soldats quittèrent le cercle, certains jetant des regards goguenards à l’archange vaincu. Seuls restaient les armes, l’odeur âcre du métal, et la présence colossale de Sparda.

— Relève-toi, ordonna-t-el, la voix rugueuse, sans une once de pitié.

Michaël obéit, ses muscles déjà endoloris. Le poids de la défaite, plus lourd encore que celui de l’épée, le courbait. Sparda tourna autour d’el, comme un prédateur évaluant sa proie.

— Tu viens de Hod, n’est-ce pas ? Le royaume de la Gloire, oui, mais aussi celui de la ruse et de la parole bien tournée. Ici, à Guebourah, ce sont d’autres vertus qui font loi. La force. L’endurance. La capacité à encaisser, et à rendre coup pour coup. Si tu veux régner ici, il va falloir te forger un corps à la hauteur de ta volonté.

El lui jeta une nouvelle arme, plus lourde encore. Michaël manqua de la lâcher, ses bras fléchissant sous l’effort.

Sparda ne lui laissa pas le temps de souffler.

— Esquive !

Le coup tomba, sec, impitoyable. Michaël para tant bien que mal, reculant sous l’impact, le souffle court. Son esprit cherchait déjà la faille, le stratagème, mais aucun tour de passe-passe mental ne pouvait pallier l’écart de puissance physique. Plusieurs passes s’enchaînèrent. À chaque assaut, Sparda lui soufflait des maximes rudes :

— Ici, on n’a pas peur de la douleur. Ici, on apprend à serrer les dents, à se relever même avec les ailes brisées. À Guebourah, la faiblesse n’a pas sa place, pas même pour un archange.

Un dernier coup le fit basculer à genoux. Michaël sentit ses ailes vibrer sous la tension. Mais el ne tomba pas. Résister : voilà ce qui lui restait.

Essoufflé, le visage couvert de poussière, el fixa Sparda.

— Comme toutes les vertus, tu as le don de la résistance, Michaël, pas vrai ? murmura Sparda, soudain grave. Mais un don qui n’est pas cultivé n’est qu’un potentiel gaspillé. Ici, tu ne survivras pas par ta seule thaumaturgie. Ta force mentale, tu dois l’incarner dans ta chair.

Un silence s’installa. Michaël sentit alors une certitude froide naître en el : el n’avait jamais vraiment exploré sa propre endurance, préférant briller par ses miracles, son intelligence, son aura thaumaturgique. Mais le corps… el l’avait négligé.

El se souvint de ses premières années parmi les vertus de Raphaël : cette capacité à résister aux privations, à supporter la douleur, à endurer la solitude. Ce don, inné, el l’avait toujours perçu comme secondaire au génie thaumaturgique médical. Aujourd’hui, c’était la pierre d’achoppement. Un goût amer monta dans sa gorge : la honte d’avoir été aveugle à cette part de lui-même.

Sparda s’accroupit à sa hauteur, la voix adoucie :

— Si tu veux régner ici, Michaël, il va falloir renaître dans la douleur. Tu as déjà bien des atouts : la loyauté envers tes camarades, une âme courageuse, mais il te faut aussi des muscles !

Michaël hocha la tête. Sa fierté blessée se mua en détermination. Cette humiliation serait sa forge. El allait découvrir ce que cela signifiait, vraiment, d’être le chef des Labyrinthes : résister, dans la chair comme dans l’âme.

Et pour la première fois, el sentit la vraie promesse du don de résistance qui brûlait en el. Non plus seulement une théorie, mais un feu à attiser, coup après coup.

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