Chapitre 6

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La salle stratégique vibrait d’un calme tendu, comme suspendue dans l’espace-temps. Michaël y avait élu domicile. El dormait là, sur une dalle de pierre tiède adossée au mur, mangeait là, à même le bord de la table de commandement, et vivait là, connecté aux vertus en stase et aux bastions épars dans les Labyrinthes de la Nuit. Leurs halos, pâlis par la fatigue, mais toujours brillants, pulsaient au rythme des signaux qu’el recevait en continu : alertes de brèches, manques de ravitaillement, urgences médicales. Michael traitait tout, méthodiquement, tel un cœur battant dans le chaos, n’hésitant pas à se lancer sur le ciel de bataille, au grand damn de Nariel. Mais sa présence faisait déjà la différence. Brillant comme un soleil dans le néant, Michaël rendit la vie, et surtout l’espoir aux combattants des Labyrinthes.

Mais vint le jour de la Grande Arrivée.

Un frisson parcourut la table. Puis une onde brûlante. Les runes rouges de la salle changèrent de tonalité. Un éclat blanc, d’abord diffus, commença à danser entre les strates du réseau EL.

— Michaël, murmura une des vertus, affaiblie. Quelque chose approche…

Michaël leva les yeux. Son propre halo s’élargit sous l’effet d’une pression nouvelle. Une présence. Non… une marée. Des millions de halos affluaient depuis les hauteurs de Guebourah, ruisselant comme des flots célestes dans les artères des canyons. Sur les murs, les cristaux de surveillance s’illuminèrent d’un bleu éclatant. Des vaisseaux massifs apparurent sur les hologrammes, en formation, tels des astres descendant dans l’abîme.

Et soudain, la lumière fut.

Dans les profondeurs des Labyrinthes, où l’obscurité semblait avoir noyé le monde depuis l’éternité, l’aube tomba. Un éclat blanc et bleuté inonda les parois rouges et déchiquetées des canyons. Les bastions oubliés, noircis par le temps et la guerre, s’illuminèrent comme des veilleurs sortis du sommeil. Les soldats d’en bas levèrent les yeux, clignant des paupières sous cette clarté irréelle. Dans la salle, les hologrammes peinèrent à représenter l’ampleur de ce qui se produisait. Chaque seconde, de nouveaux halos s’ajoutaient aux réseaux. Des vertus. Des puissances. Des dizaines de millions. Les renforts venus de Hod, enfin là, après des années voyage et d’attente.

Michaël resta un instant immobile, les paumes posées sur la table noire. Ses cœurs battirent à tout rompre. El perçut la stupeur des bastions, la ferveur des vertus endormies dans leurs cocons. Sans rien dire, Michael se plongea dans le réseau EL et se lia à Nariel, Asmodée et Léoniel.

— Command’aile, je vais déployer un filet sur nos troupes. Il ne faut pas qu’elles cèdent à la frénésie à venir.

— Els n’ont pas vu une telle lumière depuis des années, avertit Nariel la voix tremblotante.

— Michaël, appela Léoniel. Je suis pas sûr que tu puisses à la fois fileter nos troupes et celles qui vont arriver.

— Regarde moi faire, sourit Michaël. Asmodée, le service technique est prêt ?

— Les hangars sont prêts à accueillir tout le monde, affirma le chérubin.

Ainsi, la Grande Arrivée commença. Et le vacarme fut indicible. Dans les canyons de la Nuit, les bastions tremblaient sous le flot de vaisseaux. Des myriades d’élohim déferlaient, leurs halos innombrables peignant la noirceur de traînées éblouissantes. Dans la salle stratégique, Michaël était debout, mains à plat sur la table d’obsidienne. Autour d’el les hologrammes vacillaient, secoués par l’afflux brutal de données. Son halo clignotait par saccades, ses tempes ruisselaient. El avait beau tisser et retisser son filet, celui-ci luttait pour contenir ce raz-de-marée.

— Le réseau est saturé, cracha Léoniel, en sueur. On perd des nœuds de données dans les niveaux supérieurs.

— Je sais, siffla Michaël, le regard fixe, les cœurs battants comme des tambours de guerre.

Des informations manquaient, bloquées par la saturation du vaisseau. Les vertus venues de Hod débarquaient dans la confusion : certaines s’agitaient dangereusement, d’autres erraient, désorientées, leurs référents introuvables, leurs unités brisées. Dans les bastions, les puissances locales tentaient de contenir la marée… en vain. Trop d’arrivées. Trop de cris. Trop d’attente.

— On a perdu contact avec le Bastion 17, lança un opérateur. Les vertus y bloquent les couloirs. Plus rien ne circule. On risque un mouvement de foule.

— Bastion 12 signale une surcharge d’énergie !

— Des vertus refusent d’obéir à Nariel, elles ne comprennent pas ses codes !

— Michaël ! hurlèrent plusieurs voix.

Michaël ne répondit pas tout de suite. El tendit ses bras au-dessus de la table. El canalisa. Son filet de lumière explosa d’un éclat nouveau. Des millions de maillons s’élancèrent à travers le réseau EL, capturant un à un les halos désorganisés. Le Fitzarch parla à travers le réseau.

— Ici Michaël Fitzarch. Tous les bataillons fraîchement arrivés doivent suivre les corridors de lumière. Les affectations sont en cours. Ne résistez pas. Vous serez guidés. Concentrez-vous. Ouvrez-vous à la coordination. Respirez.

Les vertus de la salle stratégique, même plongées dans leurs cocons, vibrèrent à l’unisson, relayant les ordres de Michael. L’une d’elles, sans voix, émit une onde de soulagement pur. À travers le réseau EL, Michaël la perçut distinctement. Léoniel s’approcha discrètement. El vit le visage de Michaël. El tremblait.

— Michaël… vous êtes pas assez. Tu peux pas tout faire tout seul…

— Si, répondit le Fitzarch, la mâchoire crispée. Je le dois.

Des corridors de lumière surgirent dans les canyons. Ils formaient des routes nettes, ordonnées, entre les bastions. Chaque renfort y fut doucement happé, réassigné, intégré. Les cœurs des bastions commencèrent à battre à nouveau. Moins vite. Moins chaotiquement. Mais dehors, bien au fond des gouffres, quelque chose avait senti la lumière. Un cri résonna dans le réseau EL. Pas une voix. Un hurlement. Brutal, déchirant le réseau comme la réalité.

Puis un autre. Et un autre.

Michaël redressa brusquement la tête, le souffle court.

— Qu’est-ce que…

— Bastion 9 attaqué, cria Nariel. Et 15 aussi ! Et 4 !

— Ils viennent de partout ! s’étrangla un opérateur. Des masses, des nuées de ténèbres !

La table stratégique se mit à clignoter frénétiquement. Des icônes rouges pullulèrent, striant les cartes des Labyrinthes. Le filet de Michaël palpitait, secoué par l’irruption de présences hostiles. Dehors, les bastions rugissaient. Les démons fondaient sur les renforts comme des fauves. Ils étaient sortis de nulle part, des failles, des puits, des conduits oubliés. Et leur frénésie n’était pas chaotique, mais instinctive, presque intelligente : une réponse à l’embrasement de la lumière.

— Par EL… ils nous attendaient, murmura Michaël.

Les puissances les plus proches s’organisèrent tant bien que mal. Des volées de lumière fusèrent dans les canyons, déchirant la pénombre. Les vertus médicales et tacticiennes, déboussolées, tentaient d’appliquer les protocoles de Hod. Mais rien n’y faisait.

— Michaël, tes instructions ne passent pas, haleta Léoniel à travers le réseau.

— Trop de saturation ! ajouta Asmodée. Et les vertus paniquent !

— Elles n’ont jamais fait face a un tel assaut ! comprit Michael.

Michaël, seul, étendit ses ondes pour canaliser l’afflux. El tenta d’embrigader des vertus pour relayer son signal, pour amplifier son champ de coordination. Mais à chaque tentative, les relais s’effondraient. Une par une, les vertus craquaient. Leurs halos se rompaient, déformés par la peur. Certaines fuyaient, d’autres devenaient inertes, sidérées. Même les plus solides, formées à la Résistance mentale dans les meilleures chapelles de Hod, chancelaient dans ce gouffre. Le Réseau EL devenait hurlant, cacophonique.

— Relevez-vous ! ordonna Michaël. Restez ! Je vous guide !

Au-delà des murailles noircies, dans les canyons aux parois suintantes, la guerre faisait rage. Des milliers, des millions, d’élohim combattaient dans un chaos hurlant, un ballet de feu, de cris et de ténèbres. Les puissances locales, reconnaissables à leurs armures rouges éraflées, formaient les noyaux de résistance, accrochées aux surplombs, aux falaises, ou perchées sur des bastions mobiles. Elles combattaient avec une rage méthodique, des gestes précis, presque désespérés. Car els connaissaient l’ennemi. Els savaient ce qu’impliquait un contact direct avec l’Abysse. À leurs côtés, les puissances venues de Hod descendaient des vaisseaux à peine arrêtés, encore fumants de leur voyage. Armures étincelantes, halos frais, élans vifs… mais coordination inexistante. Els se dispersaient, mal aiguillées, formant des blocs fragiles ou partant en charge sans couverture. Beaucoup étaient détruits avant d’avoir compris ce qui les frappait. Les vertus, elles, tentaient de soutenir les troupes. Mais leurs champs de bénédictions vacillaient dans cette géométrie distordue. Leur réseau de soin, censé être limpide, se perdait dans les remous du filet de Michaël, secoué de spasmes à chaque nouvelle brèche dans la ligne.

Michaël, au cœur de la salle stratégique, les dents serrées, les doigts crispés sur la table, regardait cela… sans pouvoir agir. El voyait tout : les halos qui faiblissaient, les routes de fuite désorganisées, les vertus implosant sous la panique, les démons éclatant dans des gerbes de ténèbres, aussitôt remplacés par d'autres. Le ciel au-dessus de la forteresse était devenu une fournaise. Des serres démoniaques s’abattaient sur les troupes avec une régularité infernale. Les élohim se battaient à vue, dans des nuées d’éclairs et de feu sacré. Parfois, des morceaux d’ailes, des armes tordues, des armures vides retombaient du ciel comme une pluie lugubre.

— Réorientez les vertus du flanc ouest ! commanda Michaël.

Mais el sentait ses relais craquer sous la pression. Chaque onde qu’el lançait semblait atteindre une fraction de ses destinataires. El voyait les pertes, les ruptures dans le filet. Trop de signaux à traiter. Trop de peur dans les esprits.

Et malgré tout, el restait là.

— Michaël ? appela Léoniel dans le réseau. Tu veux sortir, pas vrai ?

Michaël resta silencieux, les yeux rivés à l’hologramme du champ de bataille.

— Je le sens, poursuivit Léoniel. Tu bouillonnes. Tu veux aller là-bas. Te battre. Les sauver toi-même.

— Je suis le cœur du système, répondit Michaël, d’une voix blanche. Si je sors, je perds tout le filet.

— Tu ne pourrais pas… maintenir les deux ?

Michaël grimaça. Peut-être. Peut-être pas. C’était une folie. Mais rester là, impuissant… C’était pire. El vit une escadrille de vertus s’effondrer sous une charge démoniaque. Leurs halos explosèrent en silence. Quinze mille vertus. Quinze mille âmes arrachées au Berceau. El voulut hurler. Mais el se contenta de murmurer :

— Tenez bon… tenez encore un peu…

La table stratégique vibrait sous l’intensité de la connexion. Les œufs sous la table, les vertus survivantes en stase, soufflaient à travers le réseau :

— Trop de pertes…

— Ça déborde…

— Fitzarch… nous perdons le flanc nord…

— Pas encore, rétorqua Michaël. Tenez bon. Je suis là.

El resta. Statique. Ardent. Étouffé par sa propre lumière.

Les heures passèrent comme un ouragan. Une guerre dans l’abîme. Une guerre sans répit. Quand les choses retombèrent enfin, quand les démons se retirèrent, repus, le silence s’installa.

Nariel parla le premier, d’une voix blanche :

— Estimation… quinze pourcent des renforts sont perdus.

Personne ne dit rien.

Asmodée s’assit contre un pilier. Léoniel serrait les poings, les ailes agitées de spasmes nerveux. Michaël, el, resta droit. Mais son halo était terne. Son regard vidé.

— On a… on a quand même repoussé l’attaque, tenta Asmodée.

La lumière des hologrammes vacillait encore, mais Michaël n’était plus à la table stratégique. El avait quitté la salle sans rien dire, ses pas incertains le menant dans un recoin oublié de la forteresse. Une ancienne alcôve de méditation, aujourd’hui réduite à un réduit poussiéreux. Là, seul, el s’assit à même le sol, dos contre la paroi. El tenta d’inspirer, mais son souffle s’étrangla dans sa gorge. Ses mains tremblaient. Son halo s’effilochait. Et ses pensées… ses pensées étaient un tumulte de chiffres, de cris, de visages perdus, d’âmes qui s’évaporaient dans le néant.

— Quinze pourcent… murmura-t-el. Quinze pourcent de trois millions, ça fait presque 500 000 vies perdues…

El avait tout vu. Chaque disparition. Chaque mort. Chaque cri d’agonie dans le Réseau EL. Et el n’avait rien pu faire. Pas assez vite. Pas assez bien. La rage n’était plus là. Seulement l’impuissance. Le vertige de la responsabilité. Et derrière cela… l’enfant. L’élève prodige de Raphael. Le stratège prometteur de Padmilia. Celui qui brillait dans les salles froides et géométriques des simulateurs.

Mais ici, ce n’était plus une simulation, où un front distant.

Les premières larmes glissèrent sans bruit, surprises de pouvoir encore exister dans ce corps surchargé de lumière. Michaël se recroquevilla, ses ailes frémissantes contre ses flancs. El posa son front sur ses genoux, haletant.

— Michaël ? Je suis là.

Léoniel arriva. El s’était approché sans bruit. El s’accroupit, sans parler d’abord. Son ombre couvrit Michaël. Doucement, el tendit la main et posa ses doigts sur les cheveux de la vertu.

— Tu as fait plus que n’importe qui ici depuis des siècles. Nariel le sait. Les vertus endormies le savent. Moi aussi.

Michaël releva lentement la tête. Ses yeux étaient rougis, son regard embrumé. Mais el souriait. Faiblement. Humblement.

— Je… je veux juste… aider. Et je les perds. Je les perds tous…

— Pas tous, répondit Léoniel. Loin de là.

— Tu dis ça parce que je suis un précieux Fitzarch, réalisa Michaël.

— Non. Je suis sincère, affirma Léoniel.

Silence. Léoniel serra Michaël contre el, brièvement. Juste assez. Pas trop, comme pour ne pas envahir la peine du jeune prince. Puis Michaël inspira profondément. Longtemps. Puis encore. El essuya ses joues d’un revers de manche, releva la tête, son halo retrouvant peu à peu sa clarté mauve.

— Il y a des blessés, dit-el d’une voix calme. Je vais aller les voir.

Léoniel se redressa avec el. Els échangèrent un regard, puis quittèrent l’alcôve d’un pas décidé.

— Tu as une grande intelligence émotionnelle pour une puissance, remarqua Michaël, histoire de briser le chagrin.

Léoniel ricana. Mais dans sa posture, Michaël perçut un léger malaise. El n’osa le sonder.

Michaël s’éleva dans la nef centrale de la forteresse, ses ailes grandes ouvertes, crépitantes de lumière pâle. En dessous d’el, un chaos contenu. Vertus et puissances affluaient depuis les canyons, blessés en tous genres, cœurs en miettes, halos ébréchés. Les corridors de pierre vibraient sous le flot de leurs pas, tandis que les ordres s’entrecroisaient dans le Réseau EL comme des hurlements de fourmis.

— À gauche, plus vite ! cria une puissance.

— Ce n’est pas son bras qu’il faut sauver, c’est son âme ! hurla une vertu.

Michaël vola bas. Son ombre glissa sur les corps titubants. Lorsqu’el levait la main, les flux se pliaient. Lorsque son halo s’embrasait, des colonnes entières de vertus s’arrêtaient, reculaient, se redirigeaient. Tout était étrangement facile à présent.

— Salle de soin 304, ouvrez les cloisons, intima-t-el sans hausser la voix.

Les portes cédèrent dans un soupir de vapeur. Des ophanim de soutien accoururent. Michaël fit signe. Un millier de blessés y furent canalisés, sans cohue. Quelques puissances se retournèrent, haletantes. El vit leurs regards rougis, étonnés. Il n’y eut pas de mots. Puis, el descendit. Ses bottes touchèrent enfin le sol. Une vertu gisait à demi-consciente, le torse fendu, ses ailes contractées. Michaël s’agenouilla près d’el. Sans un mot, el posa ses paumes sur son plexus brisé. Une onde mauve se diffusa, douce, pulsée. La blessure se referma. Le halo se redressa d’un demi-ton. La vertu haleta, rouvrit les yeux, et vit Michaël. Son regard s’élargit. El voulut parler, mais Michaël pressa un doigt contre ses lèvres.

— Respire.

Plus loin, une puissance convulsait, le flanc transpercé. Michaël se leva, traversa les débris, et posa les mains sur la plaie, ignorant le sang brûlant. Une lumière blanche jaillit. La respiration de la puissance se stabilisa. El ne le remercia pas. El se contenta de baisser les yeux, honteux. Autour, les vertus regardaient. Immobiles. Leurs halos vacillaient comme des flammes peureuses. L’adoration et l’effroi dansaient dans leurs pupilles. Ce n’était pas un command’aile. Ce n’était pas un médecin. C’était… une anomalie. Un jeune Fitzarch, un prince céleste, ici. Si beau et délicat, si puissant aussi. Mais sa présence n’avait pas suffit à sauver tout le monde. Certaines baissèrent les yeux, d’autres détournèrent la tête. Une ou deux serrèrent les poings.

Soudain, une voix claqua, rauque, éraillée de fatigue et de colère.

— C’est toi… C’est à cause de toi qu’on est ici !

Michaël se releva lentement. El venait de refermer la plaie d’un jeune soldat. Une onde de chaleur se dispersa dans le halo de l’éloha sauvé. Mais déjà, el sentait la tension monter. Une silhouette se détacha des rangs : une vertu, le plastron fendu, les mains ensanglantées, les yeux brillants d’une rage trouble. Son halo vacillait, zébré d’émotions brutes.

— Tu nous as menées dans les ténèbres ! cria-t-el. C’est par ta faute que nous sommes ici ! Dans les ténèbres, notre tombeau !

Michaël resta silencieux. El essuya ses paumes tachées sur sa tunique, doucement. L’aile droite de la vertu tremblait, à demi arrachée. Une larme brillait dans un coin de son œil, mais el ne pleurait pas. Pas encore.

— On était pas prêtes, continua la vertu. Hod nous avait formées, oui. On a étudié les batailles. On nous a appris les schémas tactiques, la canalisation de soutien, les modèles de soin… Mais ici, c’est pas un modèle ! Ici, on meurt ! On brûle ! On… on se perd !

Michaël releva les yeux. Son halo ne vacilla pas. Mais el ne répondit pas tout de suite. Le silence qui suivit la plainte fut plus lourd qu’un cri. Puis, dans un souffle :

— C’est ça… la guerre.

La vertu recula d’un demi-pas. Son souffle se coupa net.

— C’est ça… notre fonction de vertu, poursuivit Michaël. Être des piliers. Des bras qui relèvent avec nos filets. Des lumières dans l’ombre. Quand les puissances tombent, nous, on reste. On les soutient.

Son regard était clair, cruel de lucidité.

— Ce n’est pas une erreur. Ce n’est pas une injustice. C’est notre vocation.

La vertu voulut répondre, mais aucun son ne sortit de sa gorge.

— Je vous ai menées ici, oui, admit Michaël. Mais pas pour vous sacrifier. Pour rallumer la lumière. Pour que, grâce à nous, à vous, à ce que nous sommes… ces canyons cessent d’être des tombeaux.

El s’avança d’un pas. L’air vibra. La salle entière sembla s’écarter.

— Je ne vous abandonnerai pas. Je vous guiderai, jusqu’à ce que la lumière soit assez forte pour maintenir les ténèbres loin.

Un frisson parcourut les halos alentours. La vertu blessée détourna les yeux. Pas honteuse, ni convaincue, mais troublée. Quelque chose en elle venait de vaciller. Peut-être une certitude. Michaël se pencha de nouveau. Un autre blessé l’attendait. Et el se remit à soigner.

Je renonce à ma compassion, sur ma route vers la Divinité

La salle stratégique était redevenue presque calme. Les éclairs rouges sur les cartes holographiques s’étaient espacés. Les communications, moins hurlantes. Les vertus, dans leurs cocons, vibraient plus doucement, bercées par la lumière renouvelée du filet.

Michaël, debout devant la table d’obsidienne, laissait ses paumes reposer contre le rebord. El respirait profondément, les ailes repliées, les cernes creusées. Asmodée et Nariel l’avaient rejoint, silencieusement. Le moment avait un goût de cendres et de lucidité.

Je suis désolé, souffla Michaël, sans les regarder. J’aurais voulu… faire mieux.

Un silence s’étira. Puis Nariel haussa une épaule, l’autre soutenue par une attelle.

C’est déjà un miracle que nous ayons tenu. Et encore plus que nous ayons repris la main.

Michaël releva les yeux vers Nariel. Le command’aile était stable, concentré. Torse nu, el portait encore la partie inférieure de son armure, salement abîmée.

Ce n’est pas la première fois que les Labyrinthes reçoivent des renforts, reprit Nariel. D’autres sont venus. Vertus, puissances, chérubins. Mais els se sont tous éteints. Trop vite. Sans coordination. Els étaient trop faibles. Pas prêts.

Pourquoi n’y avait-il personne… comme moi ? murmura Michaël.

Asmodée se racla la gorge, mal à l’aise.

Tu veux dire, un Fitzarch ? Un command’aile venu de la noblesse stratégique ?

Oui, répondit Michaël, les yeux perdus dans les hologrammes. Où sont-els ? Où sont les autres ? Pourquoi ai-je été le seul volontaire ? Le seul à être jugé digne, ou sacrifiable, pour venir ici ? C’est absurde. C’est suspect.

Nariel croisa les bras, pensif.

Peut-être que c’est plus commode, pour Hod, Tiphéreth et ses hautes sphères, de nous oublier. D’envoyer des anonymes. De laisser la guerre s’user loin des palais.

Et de nous regarder sombrer de loin, ajouta Asmodée, acide.

Michaël serra les dents, mais el ne répondit pas. El sentit une indignation sourde lui grimper jusqu’aux tempes. Tout cela était quand même incroyable. Même après le début de la nouvelle guerre titanesque, personne d’autre parmi les nobl’ailes et les Fitz n’avait été envoyé ici. Tenaient-els tant que ça à leur graine ? Michaël était-el le seul suffisamment courageux ? C’était étrange. Mais ce n’était pas le moment de questionner cela. Il y avait plus urgent.

Peu importe, finit par dire le Fitzarch. Je suis là, maintenant. Et je vais faire ce que mes pairs n’ont pas eu le courage de faire.

El redressa les épaules, ses ailes frémirent.

Le problème ne vient pas que de la violence du front, expliqua Michaël. C’est aussi une question de préparation. Les vertus de Hod sont brillantes, mais el n’ont jamais connu un ciel de bataille comme celui-ci. Rien, dans leurs simulations, dans leurs manuels, ne prépare à l’Abysse.

El laissa un silence flotter, puis reprit :

Il va falloir les former ici, en plein ciel de bataille. C’est brutal, mais c’est la seule voie. Sinon… on continuera à les perdre. On a eu de la chance que les démons se soient retiré là. Mais la prochaine fois…

Nariel acquiesça lentement, la mâchoire contractée.

Ce sera sanglant.

Oui, siffla Michaël.

Asmodée haussa les sourcils, un éclat lucide dans les yeux.

Et pendant que tu les formes, moi je monte une équipe de chérubins. Ce que j’ai vu dans les hangars… c’est criminel. On a là de la technologie cristalline de haut niveau, des armes antiques, des artefacts d’avant la Seconde Brisure, et personne pour les comprendre ni les entretenir.

Tu as carte blanche, dit Michaël sans hésiter. Recrute qui tu veux.

Asmodée se fendit d’un sourire satisfait.

Parfait. Je vais trouver les geeks du coin et leur faire faire des merveilles.

Nariel, à son tour, esquissa un hochement de tête approbateur.

Alors on y va, conclut Michaël. Je commence mon tour des bastions. Je veux voir les visages, entendre les voix. Comprendre ce qui les tient encore debout… ou ce qui les a déjà fait tomber.

Je te suis, décida Asmodée. Ça me permettra de faire l’inventaire de nos ressources.

La réunion se conclut sans grandes cérémonies. Chacun savait ce qu’el avait à faire. Michaël s’avança vers la sortie, Nariel resta seul à la table, observant les halos des bastions clignoter à nouveau dans la brume. Dans le couloir, alors que Michaël et Asmodée marchaient côte à côte, un malaise remonta lentement dans la gorge du Fitzarch. Comme un poison lent. Une pensée persistante.

Quelque chose cloche, murmura-t-el.

Asmodée le regarda de biais.

Tu parles de quoi ?

Ce silence d’en haut. Cette absence. Je n’aime pas ça.

Asmodée ne répondit pas tout de suite. El baissa légèrement les yeux, puis souffla :

Bienvenue à Guebourah, Michaël. On est les oubliés. Mais avec toi ici… peut-être qu’on le sera un peu moins.

Juste après, Nariel débriefa la situation avec ses propres équipes. Dans la salle stratégique privée du command’aile, les cristaux encastrés dans les voûtes vibraient doucement d’une lumière glauque, tirant sur le violet. La pièce était basse, ancienne, étouffée de silence. Seuls les murmures des rapports mentaux résonnaient dans le réseau privé de la chorale de Nariel. Els étaient une quinzaine réunis autour d’un obélisque translucide, sur lequel affluaient les données des derniers jours.

Une vertu à la voix sèche parla la première, les bras croisés dans une posture rigide :

Sur le million de vertus arrivées, au moins cent cinquante mille présentent déjà des signes de rupture mentale. On en a repêché des centaines errantes dans les couloirs sans savoir où elles allaient.

Les autres ne valent guère mieux, ajouta un command’aile massif en armure noire. Des puissances novices, pour la plupart. Aucune expérience du terrain. On dirait que Hod nous a envoyés les restes de sa cohorte d’élèves.

Comme d’habitude, grinça un autre. On nous noie sous les faibles. Et on attend de nous qu’on fasse des miracles.

Et Michaël, là-dessus ? demanda un chérubin à la peau craquelée. On nous l’avait vendu comme un messie…

Un ricanement circula.

Michaël est un gamin. Vingt-huit cycles. El n’a même pas fini son cursus à la Chapelle. Et on l’a nommé command’aile ? C’est une farce. On a besoin d’un Raphaël ou d’un Brenna, pas d’un enfant.

El ne tiendra pas, conclut un autre, le ton amer. El se consume déjà. Je l’ai vu trembler, et el n’est même pas au front.

Tous se tournèrent vers Nariel, qui n’avait pas dit un mot. Son regard était perdu dans la structure cristalline, fixant une série de courbes vibratoires liées au halo du Fitzarch. El semblait absent. Dans son esprit, un nom flottait, comme un astre noir dans l’éther : Phosphoros.

Burrhus l’avait évoqué, des siècles plus tôt. La face guerrière du Porteur de Lumière nichée dans un si jeune vaisseau, qui n’attendait que d’éclore une fois sa quête accomplie.

Nariel ne laissa rien transparaître. Ni crainte. Ni espoir. Rien. El hocha simplement la tête.

Continuez le tri. Isolez les éléments instables. Rattachez-les aux bastions secondaires. Maintenez les plus solides dans les zones critiques. Et surtout : que personne ne s’approche des hangars classifiés.

Les puissances acquiescèrent, puis se dispersèrent sans un mot de plus. Nariel resta seul, sauf trois figures encapuchonnées qui n’avaient pas bougé. Leur aura trahissait leur ancienne appartenance : des anciens de la Milice de la Mère, tout comme el.

El leur tourna le dos et annonça.

Phosphoros est arrivé.

L’annonce s’abattit sur les guerriers de la Mère comme la lame d’un couperet.

Michael ? Tu penses ? demanda l’un d’els.

On a pas entendu la voix pourtant, hésita un autre.

Ce n’est qu’une question de temps, affirma Nariel. Surveillez-les, ordonna-t-el. Le Fitzarch. Léoniel. Et surtout Asmodée. El va vouloir fourrer son nez là où il ne faut pas.

Les trois silhouettes inclinèrent légèrement la tête. Puis elles disparurent dans les ténèbres de la crypte, laissant Nariel seul, face à l’obélisque palpitant d’échos mentaux.

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