Chapitre 23

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Le soir était tombé sur Olympus, enveloppant le nid d’une brume argentée. Dans la salle des bains, les vapeurs opalines dansaient autour de Michaël et Marilka, allongés côte à côte dans le bassin de quartz chauffé. L’eau tiède apaisait les muscles endoloris de Michaël ; seul le silence de Marilka troublait la quiétude du moment.

Après un long instant, Michaël rompit la tranquillité, d’une voix basse :

— Tu semblais préoccupée aujourd’hui. Qu’est-ce que tu faisais vraiment chez Asmodée ?

Marilka évita son regard, jouant avec la surface de l’eau.

— Je te l’ai dit… Je lui commandais de l’équipement pour le nid. Pour que tout soit aux normes…

Michaël secoua la tête, sceptique.

— D’après les règles, c’est à Asmodée de venir au gynécée, pas l’inverse. Les azohim ne sont pas censées sortir seules. Je t’offre la liberté ici, Marilka, mais j’attends en retour une certaine honnêteté.

Marilka soupira, vaincue.

— Tu as raison. Je cherchais autre chose. Un remède à mon… grand problème…

Michaël se figea. Marilka poursuivit :

— Asmodée a des compétences en azo-technique. El pourrait m’aider…

Michaël laissa planer un silence de surprise, puis répondit enfin.

— Je n’étais pas au courant qu’el s’y connaissait autant.

— C’est un secret de polichinelle, expliqua Marilka, un sourire triste aux lèvres. Asmodée est réputé pour être un azo-technicien clandestin. Les azohim viennent le consulter discrètement, car les techniciens officiels du gynécée sont… surveillés. Contrôlés par les autorités.

— Tu aurais pu m’en parler, murmura Michaël, la voix douce.

Marilka le fixa, une lueur de détresse dans les yeux.

— J’ai tendance à tenir ma langue sur mon grand problème.

— T’as pas besoin de tenir ta langue avec moi, soupira Michaël.

— Tu sais comme moi la situation délicate. Une azoha infertile est considérée comme… défectueuse. Inutile. Celles qui ne peuvent donner la vie… disparaissent, on ne sait jamais où. Je n’ai pas envie de disparaître, Michaël.

Michaël se rapprocha, posant doucement sa main sur celle de Marilka, dans l’eau tiède.

— Je t’ai déjà promis de te protéger. Rien ni personne ne te fera disparaître. Je te le répète encore, autant de fois qu’il le faudra.

Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Marilka, vite chassé par une curiosité piquante.

— Et toi, Michaël ? Qu’est-ce que tu faisais chez Asmodée ?

Michaël prit une inspiration, hésitant.

— Phosphoros voulait réveiller le noyau de Kokab. J’ai trouvé le premier fragment à Sicad, l’autre dans les Labyrinthes de la Nuit. Asmodée devait m’aider à le déverrouiller.

Marilka fronça les sourcils, intriguée.

— Kokab… Tu as son noyau c’est vrai. Tu m’en avais parlé…

— C’est surtout toi qui m’a cuisiné des semaines sur le sujet.

— Bah attend ! C’est pas rien cette histoire ! Kokab ! L’épouse du Porteur de Lumière, la mère de Sandalphon ! Elle est légendaire !

Marilka soupira, le regard rêveur flottant dans la vapeur.

— Quand reviendra-t-elle, alors ?

Michaël grimaça, un sourire las sur les lèvres.

— Kokab n’a pas l’air très pressée de sortir de son sommeil. Rien n’a fonctionné. Peut-être que… Madame n’a pas envie de retrouver son époux tout de suite.

Marilka s’amusa de la remarque, mais garda une pointe de gravité.

— On imagine mal la vie d’épouse d’un primordieu… Et si Phosphoros omettait de te dire une vérité, Michaël ? Si Kokab avait ses propres raisons ?

Elle se redressa légèrement dans le bain, son halo projetant des reflets mordorés sur la surface de l’eau.

— Laisse-moi essayer, proposa-t-elle, d’un ton soudain audacieux. Peut-être qu’une azoha saura entendre ce que les élohim ne comprennent pas. Je veux tenter d’entrer en contact avec Kokab, à ma manière.

Michaël, surpris, la regarda longuement, entre crainte et espoir.

— Tu es sûre de toi ? C’est risqué.

— Je n’ai rien à perdre, Michaël. Peut-être que pour réveiller Kokab, il faut quelqu’un qui lui ressemble.

Un silence pesant suivit la proposition de Marilka. Michaël, soucieux, répondit doucement :

— Il faudra que Phosphoros donne son accord… On ne sait jamais quelles règles el veut imposer.

À peine ces mots prononcés, une lumière blanche et brûlante envahit la salle de bain. Phosphoros se manifesta, irradiant l’eau de reflets enflammés. Sa voix résonna, grave et souveraine.

— Marilka, sais-tu ce que tu demandes ? Les azohim ne sont pas autorisées à toucher du cristal. Cette loi n’est pas un caprice : elle te protège.

Marilka releva le menton, cherchant à masquer sa peur.

— Pourquoi ? Qu’est-ce que ça peut faire ? J’ai déjà touché du cristal, il ne m’est rien arrivé.

Phosphoros laissa planer un silence, comme s’el pesait le poids du mensonge.

— Rien, vraiment ? demanda-t-el d’une voix froide. Tu n’as rien perdu ? N’es-tu pas devenue infertile ?

Les mots frappèrent comme une onde de choc. Marilka resta figée, la bouche entrouverte, cherchant à articuler une réponse. Michaël, décontenancé, serra la main de l’azoha sous l’eau. Phosphoros poursuivit, implacable :

— Mes lois ne sont pas vaines. Si je les ai dictées, c’est qu’elles répondent à un risque réel, même si tu refuses de le voir. Toucher du cristal, en tant qu’azoha, peut altérer ce que tu es.

Marilka, la voix tremblante, protesta :

— Mais d’autres azohim l’ont fait ! Et elles ne sont pas devenues stériles !

Un rire froid résonna.

— Je pense que tu touches du cristal bien plus souvent que tu ne veux l’admettre, Marilka.

L’azoha baissa les yeux, le corps parcouru d’un frisson. Michaël la serra un peu plus contre el, partagé entre colère et inquiétude.

Phosphoros, enfin, laissa tomber la sentence, sibyllin :

— Peu importe. Ta destinée n’est pas de devenir mère, Marilka. Si EL le veut, tu joueras un autre rôle : peut-être, celui d’aider à réveiller Kokab. Il y a d’autres manières de transmettre la vie que la chair seule.

L’aura de Phosphoros se dissipa, ne laissant derrière elle qu’un écho brûlant, un mélange de peur et d’espoir. Michaël, la voix tremblante plus d’inquiétude que de colère, laissa échapper :

— Mais enfin, pourquoi touches-tu du cristal, Marilka ?

Marilka leva les yeux au ciel, un éclat de défi dans le regard.

— Pour surfer sur le réseau EL. Pourquoi, à ton avis ? C’est évident.

Michaël cligna des yeux, un peu perdu.

— Pour quoi faire ? Vous avez déjà accès à toutes sortes de séries, de films, de musique… Non ?

L’indignation traversa Marilka comme une flèche.

— Le contenu qu’on nous offre est trié, filtré, censuré jusqu’à la moelle ! Pas seulement les divertissements : tout ce qui concerne le monde extérieur, la politique, la guerre, la vraie vie… on n’y a pas accès. Je veux savoir ce qu’il se passe vraiment moi ! Au lieu d’être maintenue dans l’ignorance comme un enfant ! Alors oui, je fraude ! Sinon, je ne saurais rien du monde dans lequel je vis.

Michaël protesta, les sourcils froncés :

— Mais si tu voulais te connecter, tu n’avais qu’à passer par moi, discuter, échanger. Tu n’as jamais eu besoin de cacher ça !

Marilka s’emporta, sa voix vibra d’une colère glacée.

— Justement ! Je ne veux dépendre de personne. Pas de toi, pas d’une autorité, pas d’un mari ou d’un archange pour accéder à la connaissance ! Je veux voir le monde par mes propres yeux.

Michaël secoua la tête, un mélange de tristesse et de frustration dans la voix :

— Tu dépends forcément de quelqu’un. Qui t’a donné une boule de cristal ? Dis-le-moi.

Marilka détourna les yeux, un sourire méprisant sur les lèvres.

— C’est Asmodée, c’est ça ? fit Michaël.

Mais Marilka refusa de dénoncer son complice :

— Je ne renoncerai jamais à ma liberté, Michaël. Même si tu veux mon bien, même si tu t’inquiètes, ce n’est pas ta vie. Ce sont mes choix.

Un silence dur s’abattit. Michaël murmura enfin, la voix pleine d’un chagrin qu’el ne parvenait plus à dissimuler :

— Mais regarde ce que cette liberté t’a coûté…

Marilka serra les poings, la mâchoire crispée.

— Si on n’élevait pas les azohim dans l’ignorance, dans l’enfermement, si on ne nous considérait pas comme des machines utiles à une seule chose, je n’aurais jamais eu besoin de frauder !

La phrase claqua comme une gifle dans l’air humide. Marilka se leva brusquement, se drapant dans une serviette, et quitta la salle de bain sans un mot de plus. Michaël resta seul dans la vapeur, hébété, la poitrine nouée.

Marilka, la beauté de son visage déformée par la rage, traversa les couloirs caverneux d’Olympus d’un pas de tempête. Elle déboula dans l’atelier d’Asmodée sans toquer, et, avant même qu’el ne puisse réagir, se jeta sur le chérubin. Ses poings frappèrent ses épaules, sa poitrine, ses bras. Le chérubin esquiva, recula sans résister, l’air sidéré.

— C’est toi ! Tu m’as rendue infertile ! hurla-t-elle, les yeux brillants de larmes. À cause de tes boules de cristal, à cause de tes trafics… Tu savais ce que tu faisais ?

Asmodée, toujours aussi silencieux, ne répondit pas tout de suite. El recula jusqu’à une étagère, puis, face à l’intensité du regard de Marilka, secoua lentement la tête. Son regard, grave et limpide, accrocha celui de l’azoha : non, el ne savait pas, et plus encore, el semblait signifier que ce n’était pas la vérité.

Marilka, soufflée, se figea un instant.

— Phosphoros me l’a dit ! siffla-t-elle, la voix brisée. El nous a forgées. El sait tout, mieux que quiconque, sur la nature des azohim, sur le cristal… Pourquoi mentirait-el ?

Asmodée haussa les sourcils, soupira, leva presque les yeux au ciel. Une ironie fatiguée flottait dans ses gestes.

— Pourquoi ne pas demander à Kokab directement ? murmura-t-el, calmement.

La surprise cloua Marilka sur place.

— Tu veux dire… tu crois que le Porteur de Lumière… nous ment ? À nous tous ?

— Phosphoros omet beaucoup de choses, répondit Asmodée avec une gravité douce. El nous manipule pour parvenir à ses fins.

— Et quelles sont ses fins ? demanda Marilka, la colère muée en curiosité ardente.

— Eh bien… El veut revenir c’est certain. Rétablir son règne…

— Est-ce une mauvaise chose ? s’agaça Marilka. Nous vivons déjà par ses principes de toutes façons…

— Nous ne disposons que de bien peu d’informations sur la Seconde Brisure, expliqua Asmodée. Phosphoros sous-entend que c’était davantage une guerre civile qu’un conflit contre les démons…

Marilka leva un sourcil.

— Quoi ? souffla-t-el.

— J’en sais rien de plus, dit Asmodée. On en discutera plus tard. Ton mari n’est plus très loin.

Marilka accusa le coup. Puis elle murmura :

— Lucifer et ses frères auraient donc disparu aux mains d’élohim ?

— Étant donné les circonstances de sa disparition, je peux imaginer que son retour sera d’autant plus compliqué… Bref. El ne nous laissera jamais interroger Kokab librement.

Marilka, secouée, tourna sur elle-même, cherchant ses mots.

— Michael… Michael garde le noyau de Kokab, el ne le lâchera pas, pas pour moi… ni pour personne.

Un silence pesant s’installa. C’est à ce moment précis que la porte de l’atelier s’ouvrit à nouveau, et Michaël entra. Son regard passa de Marilka, encore essoufflée de colère, à Asmodée, qui remettait en ordre sa chemise, un peu décoiffé mais sans une égratignure.

— Encore des cachotteries ? dit Michael, entre amusement et soupçon.

Marilka et Asmodée échangèrent un regard gêné, chacun cherchant à reprendre contenance sous l’œil scrutateur de Michaël. Un froid sourd se glissa entre eux. La colère de Michaël, tapie, était retenue de justesse. El se contenta de croiser les bras, le dos droit, le regard perçant.

Mais déjà, la lumière de l’atelier semblait se troubler, vibrer. Phosphoros fit irruption, prenant le contrôle du corps et de la voix de Michaël. La pièce, soudain, parut devenir le théâtre d’un rite ancien, malgré le désordre technique qui l’encombrait.

— Marilka, agenouille-toi, ordonna Phosphoros, la voix résonnant avec une solennité insoutenable.

Marilka hésita, puis céda, s’agenouillant au sol, droite, le menton haut, mais la fierté blessée.

— Tu as péché en manipulant du cristal, déclara Phosphoros, le ton glacial. Mais aujourd’hui, tu as la possibilité de te racheter : emploie tes connaissances impies pour ouvrir le noyau de Kokab.

Marilka lança à Michaël/Phosphoros un regard défiant, puis détourna les yeux sans un mot. Phosphoros tendit alors le cristal sombre, palpitant de lueurs énigmatiques. Marilka tendit la main, et ses doigts tremblants se refermèrent sur l’objet mythique. Un silence de temple s’abattit dans l’atelier.

Un instant, Marilka contempla le noyau de Kokab dans sa paume, sidérée d’avoir entre les mains un fragment du cerveau d’une azoha légendaire. Elle ferma les yeux, inspirant profondément, puis laissa couler son esprit vers les profondeurs obscures du cristal. Asmodée retenait son souffle. Michaël, tendu, se battait intérieurement pour percer la barrière mentale imposée par Phosphoros, qui suivait la scène avec impatience. Les paupières de Marilka se mirent à trembler, ses traits se crispèrent, et tout son corps se tendit. Elle semblait lutter contre un cauchemar. Michaël voulut intervenir, mais la poigne de Phosphoros l’en empêcha.

— Vas-y, pressa Phosphoros, contacte-la ! Cherche Kokab, trouve-la dans les limbes.

Marilka finit par ouvrir les yeux, la respiration haletante.

— Kokab… ne veut pas revenir, murmura-t-elle.

Phosphoros s’indigna, la voix tonnant dans l’atelier.

— C’est mon épouse ! Elle a le devoir de se tenir à mes côtés. Elle doit comprendre que je suis le seul à pouvoir sauver la Création.

Le silence tomba, épais, presque sacré. Marilka sembla se figer, comme pétrifiée, les traits soudain figés dans une expression de marbre. Tout son être vibrait d’une intensité surnaturelle.

Un dialogue silencieux s’installa entre elle et le noyau : la présence de Kokab s’imposait, mystérieuse, inatteignable pour les autres. Michaël sentait le poids de cette conversation secrète, et une frustration cuisante monta en el : el aurait donné n’importe quoi pour entendre les paroles de Kokab, pour comprendre la logique ancienne de cette azoha disparue.

Enfin, Marilka reprit vie. Sa voix, étrangement altérée, s’éleva, grave, lointaine :

— Kokab pose une question. Elle dit : « La guerre dévastatrice qui a eu lieu entre nous… te manque-t-elle ? Car si je reviens, elle reprendra. »

Phosphoros se fendit d’un sourire d’orgueil et de nostalgie mêlés.

— Je préfère mille fois que tu sois là, même pour me faire la guerre, que pas du tout.

Un frisson parcourut l’air. Le contact cessa, aussi soudainement qu’il était apparu. Marilka rouvrit les yeux, encore secouée. Phosphoros, quant à el, paraissait satisfait, une étrange lueur d’apaisement brillant dans le regard de Michaël. Ce dernier sentit peu à peu son propre esprit reprendre le dessus, le vertige de la possession se dissipant. El cligna des yeux, puis demanda, d’une voix prudente :

— De quelle guerre parle Kokab ? Qu’est-ce qui la retient de revenir ?

Phosphoros s’exprima alors, plus posé, presque pensif :

— Nous n’avons pas toujours été unis, Kokab et moi. Nos divergences ont empoisonné la guerre civile qu’a été la Seconde Brisure. Mais malgré tout, je l’aime plus que quiconque, et je refuse de la laisser sombrer dans ses idées corrompues par les ténèbres. Je la sauverai, même contre sa volonté, de la damnation.

Asmodée, qui écoutait, fronça les sourcils, intrigué.

— Quelles sont ces “idées démoniaques” ? De quoi l’accuses-tu, au juste ?

Phosphoros soupira, puis expliqua :

— Durant la Seconde Brisure, beaucoup d’élohim et d’azohim ont perdu foi en la Création. Els ont cru que tout était perdu, que la destruction serait une libération. Leur révolte n’était pas une pure soif de pouvoir : c’était le désespoir. Els pensaient qu’il valait mieux tout anéantir, pour mettre fin à la souffrance. Mais moi, Lucifer, Phosphoros… j’ai toujours cru qu’il restait quelque chose à sauver. Que le salut était possible, malgré tout.

Asmodée se gratta la joue, l’air songeur.

— Et tu crois pouvoir les convaincre ? Les ramener à la lumière ?

Phosphoros sourit, plein d’une certitude fiévreuse.

— Je dois y croire. Sinon, à quoi bon lutter ?

Marilka, restée agenouillée, semblait absorbée, le regard perdu dans le vide. Michaël l’observa un instant, sentant en el-même l’étrange certitude qu’el ne pouvait que suivre la volonté de Phosphoros. L’esprit du primordieu régnait trop puissamment dans son âme pour être contesté. Il lui fallait faire confiance, ou sombrer dans la folie du doute.

Le silence s’installa. Au centre de la pièce, le noyau de Kokab reposait, toujours clos, mais porteur d’une promesse, celle d’une guerre terrible, mais voulue.

La nouvelle s’était répandue dans les allées de Madim comme une onde de choc : Métatron, le roi des royaumes supérieurs, avait accepté de prêter un partzuf à Guebourah. Les vieux archanges, d’ordinaire impassibles, affichaient des mines médusées. Depuis les lointains accords de Sobilau, rien de tel n’avait été consenti. Le geste résonnait comme un miracle, ou un avertissement de quelque chose de plus grand.

On plaça Michaël au centre de la délégation, chargé de négocier directement avec les émissaires de Kether. Mais l’affaire était épineuse : la guerre saignait Guebourah de toutes parts, les Labyrinthes croulaient sous les assauts des démons, et tout ce que le royaume pouvait offrir avait déjà été englouti dans l’effort de défense. Comment proposer un échange équitable ?

La pression monta d’heure en heure. À l’extérieur, les rapports des bastions assiégés parvenaient sans relâche : Madim tiendrait-elle jusqu’à l’arrivée du partzuf ? Michaël, enfermé dans les salles de conseil, brûlait d’impatience, l’instinct du chef de guerre hurlant à l’intérieur d’el. Mais Phosphoros soufflait à son esprit : la politique avant la violence. Le jeu avant la bataille.

— Propose-leur des vertus, souffla Phosphoros. Pas maintenant, non… Promets-leur un paiement différé. Une génération entière d’élèves issus de tes écoles, formés dans les Labyrinthes, qui rejoindront Kether après la guerre.

— Nous n’avons même pas les moyens de tenir notre promesse, protesta Michaël en silence.

— Tu gagneras du temps, répondit Phosphoros. Et n’oublie pas : Métatron ne veut pas vraiment aider Guebourah. El veut surtout te voir. Te tuer, en personne.

Le frisson de cette révélation glaça Michaël.

— Au rythme où ça va, el aurait pu laisser les démons faire le travail…

— Burrhus, Métatron, doit te tuer de ses propres mains avec une lame du Psychopompe. C’est ainsi que mon âme sera annihilée. Sinon, el sait que je reviendrait dans un hôte prochain. Et puis pour el, c’est aussi une affaire de fierté, de revanche… et d’absolu contrôle.

Dans la salle, les discussions tournaient en rond : quelle compensation proposer à Kether, comment négocier quand chaque vertus, chaque puissance comptait dans la survie même du royaume ? Michaël, l’esprit guidé par Phosphoros, fit la proposition inattendue d’un paiement différé : des vertus, après la guerre, pour le prêt du partzuf aujourd’hui.

Un silence tendu s’installa. Les archanges de Guebourah échangèrent des regards inquiets : jamais els n’auraient osé un tel pari, jamais els n’auraient cru que Métatron accepterait une offre aussi incertaine. Mais le message de Kether, arrivé dans la foulée, était limpide : l’accord était accepté. Le partzuf serait envoyé dans les plus brefs délais.

Les archanges n’en revinrent pas ; la plupart murmurèrent que Métatron avait sans doute reconnu, el aussi, la voix de Lucifer/Phosphoros en Michaël, et qu’el voulait, à sa façon, s’assurer une place auprès de ce retour impossible à ignorer.

Mais Michaël savait, du moins, el croyait savoir, que ce n’était pas une alliance : c’était un duel annoncé, la promesse d’une rencontre où tout serait en jeu. Phosphoros, dans l’ombre de son âme, jubilait déjà.

— Et Kokab dans tout ça ? El va nous aider contre Métatron ?

— Non. Sûrement pas.

— Ah bah génial ! s’indigna Michaël.

Le jeune archange fit les cent pas dans sa salle stratégique, excédé, apeuré. Asmodée et Léoniel surgirent alors.

— Bon, fit la puissance. Michaël, tu veux bien m’expliquer ce qu’il se passe avec le Métatron ? Asmodée m’a dit qu’el est un ennemi… Je comprends rien.

Michaël soupira. El n’avait pas partagé le scoop de Phosphoros avec Léoniel jusqu’ici, soucieux de ne pas le préoccuper dans le contexte actuel. El se rattrapa alors, du mieux qu’el put.

— Un être aussi puissant que le Métatron veut ta mort, et la fin de la Création toute entière, et toi tu me le dit que maintenant ?! s’indigna Léoniel. Tu es conscient de ce que cela signifie ?

— Écoute, n’ai pas peur pour moi, d’accord ? Notre confrontation fait partie de mon destin.

— De ton destin ?! Et le destin de Guebourah alors ? Tu y penses ?! Que va-t-il se passer si nous invitons l’ennemi en notre sein ?!

— Rien ! affirma alors Phosphoros. Nous allons le vaincre !

— Et les troupes de Kether ? demanda Asmodée. Et le partzuf ? Comment vont-els réagir ?

— Le partzuf sera sous mon contrôle, promit Phosphoros. Les partzufim sont mes choses, mes créations. Et les maigres troupes de Kether ne représenteront rien ici.

Léoniel s’agita encore plus.

— Je n’en revient pas d’avoir été laissé en dehors de tout ça ! se révolta la puissance. Michael ! Je te préviens ! Je n’accepte pas ça !

— Tu ne parles plus à Michael ! s’emporta Phosphoros. Tu parles à Lucifer ! Le Porteur de Lumière !

Léoniel recula, secoua la tête, tourna les talons.

— Où vas-tu ? demanda Michael.

— Je vais prévenir Sparda et Camaël, dit la puissance.

— Tu n’en fera rien, ordonna Phosphoros.

Léoniel continua.

— ARRÊTE-TOI ! OU JE TE PULVÉRISE SUR PLACE !

Léoniel se stoppa, se retourna, le regard inquiet, mais dur.

— Fais nous confiance, supplia alors Michaël. S’il te plaît, Léoniel. Aide-moi à accomplir ma destinée…

Léoniel soupira.

— Eh bien… Apparemment j’ai pas le choix…

— Lucifer est là ! Lucifer…

— Peut-être cette jeune puissance serait-elle plus à l’aise avec son ancêtre, l’Ordre des Astres ? ironisa Phosphoros.

— Sans doute aurait-el plus d’égards pour Guebourah, son royaume, supposa Léoniel.

— Guebourah ne crains rien, répondit Phosphoros. Je suis là. A la mort du Métatron, une nouvelle aube surgira et Guebourah sera sauvé. Que dois-je faire pour obtenir ta confiance ? N’as-tu pas vu mes miracles dans les Labyrinthes ? Ne crois-tu pas en moi ?

— Tu es un primordieu, rappela Léoniel. Tu complotes au dessus de nos têtes, avec tes rituels secrets. Tes préoccupations sont au-delà des nôtres.

— Je me bas pour les élohim, pour EL, pas juste pour moi-même, dit Phosphoros. Je ne compte pas jeter Guebourah dans la gueule du démon.

— Et Michaël ?

— Michael est mon hôte. El fait partie de moi. Je le protégerai. Sans el, je ne suis rien.

— J’espère bien, parce que moi, je ne pourrai pas grand chose contre le Métatron… Michaël, sais-tu donc à quel bête tu te frottes là ?

Phosphoros laissa enfin Michaël parler longuement :

— Métatron… Je ne sais pas grand chose sur el. Je sais juste qu’el est assez puissant pour tenir tête au Grand Architecte politiquement. Les royaumes supérieurs collaborent avec nous mais els sont très indépendants, rien que grâce à la puissance spirituelle de leur roi.

— Phosphoros sous-estime l’influence du Métatron sur son peuple. Veut-el une guerre civile ? Les royaumes supérieurs contre les royaumes inférieurs ?

— C’est inévitable, affirma Phosphoros. Mais si tu m’écoutes, les évènements à venir ne provoqueront que des dégâts limités. Quoi que tu fasses, qui que tu préviennes, Métatron viendra ici pour nous tuer, moi et mon cher hôte. Et pour l’instant, il est inutile d’entraîner Guebourah dans le conflit.

— Un duel donc. Je respecte ça… Mais les royaumes supérieurs n’accepterons pas la disparition de leur roi !

— Lorsque j’émergerai, je reconnaîtrai les miens, et les emmèneraient vers la Lumière.

— Et les autres ?

— Les autres périront sous le souffle de mon partzuf. Euthanatos sera libéré du joug de Métatron, qui le tiens en otage depuis huit mille cycles, et sera en mesure d’en construire de nouveaux. Ainsi, Guebourah aura enfin son propre partzuf. Que dis-tu de cela ?

Léoniel lança un regard incrédule à Asmodée.

— Le statut quo qui existe actuellement entre Le Grand Architecte et le Métatron sera brisé, ajouta Phosphoros pour recontextualiser. Une guerre s’ensuivra. Mais Guebourah sera bien armé. Et sans leur chef, face à mes partzufim, les agents des ténèbres seront en déroute.

Un silence abyssal s’abattit, chacun digérant la prophétie qui venait de s’abattre sur els. Michaël sentit sur el tous les regards : ceux du doute, de l’espoir, de la terreur.

Cette semaine-là encore, la poussière du Gueb tournoyait autour de l’arène d’entraînement, striée de lumière et d’ombre. Sparda frappait fort, sans aucune douceur. Michaël encaissait, tentait de riposter, mais ses gestes étaient lourds, brouillons. Sparda, sans relâche, balayait ses attaques, le ramenant à terre encore et encore.

Au bout d’une heure, épuisé, Michaël s’écroula à genoux, les larmes brouillant sa vue. El tremblait de colère, le poing serré sur la poussière.

— Relève-toi, mauviette ! gronda Sparda, sa voix grondant comme un orage. Depuis quand tu pleurniches ? Qu’est-ce qui t’arrive, Fitzarch ?

Michaël, à genoux, peinait à reprendre son souffle. Sa voix, étouffée, jaillit malgré el :

— J’ai… j’ai peur, Sparda. J’ai peur d’échouer. Je dois affronter un adversaire bien plus fort que moi… et si je perds, ce n’est pas juste moi qui tombe. Ce sont tous ceux que j’aime. Je… je ne suis pas sûr d’en être capable.

Sparda s’arrêta net, l’épée tombant dans le sable. El fronça les sourcils, s’approcha, plus dur que jamais.

— Quel adversaire ?

Michaël détourna le regard, évitant la question.

— Je… je ne peux pas te le dire, souffla-t-el, les yeux baissés.

Le regard de Sparda se durcit encore. El comprit qu’il ne s’agissait pas d’un simple duel.

— C’est Phosphoros, hein ? C’est ce fichu fantôme qui t’envoie à l’abattoir ? C’est pour el que tu trembles comme un enfant ?

Michaël ne répondit pas, ses lèvres comme scellées par un sort invisible. Sparda, furieux, se mit à le secouer, à le pousser à bout dans l’arène, comme si el pouvait, par la force brute, réveiller Phosphoros à travers son hôte. Mais rien n’y fit : les lèvres de Michaël restaient closes, les secrets bien gardés dans l’ombre de son esprit.

Essoufflé, Sparda s’arrêta, le souffle court, puis grogna, amer :

— Tu ne seras jamais à la hauteur, Michaël. Si tu ne peux même pas me battre, moi, comment veux-tu affronter l’ennemi d’un primordieu ? Ce n’est pas Phosphoros qui souffrira, ce sera toi. Ce sera nous tous.

Michaël serra les poings, la tête basse.

— De toutes façons… Phosphoros prendra le contrôle. Ce ne sera pas vraiment moi. Je disparaîtrai.

Sparda soupira, un air de tristesse bourrue passant dans ses yeux.

— Triste sort pour un archange… Tu n’es même plus maître de ta propre vie.

El tourna les talons, ramassa son épée.

— Quand tu seras capable de te battre pour toi-même, reviens. Sinon, tout ça n’aura servi à rien.

El s’éloigna, laissant Michaël seul, vidé, avec pour seule compagnie le poids du destin et le silence oppressant du Gueb.

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