Chapitre 5

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Michael, Léoniel et Asmodée embarquèrent dans un vaisseau blindé, noir, flanqué du symbole rouge de la Milice de la Forteresse. Il n’y avait pas de fenêtres, et c’est à travers des écrans que les passagers purent voir ce qu’il se passait au-dehors. Els n’étaient pas les seuls en partance pour les Labyrinthes de la Nuit. Une nuée d’autres vaisseaux, beaucoup plus grands, transportaient des centaines de milliers de combattants vers ce qui semblait être, dans l’imaginaire collectif, un abattoir. Mais pour beaucoup, une opportunité de mourir en martyr, et de rejoindre le Berceau avec la mort la plus sacrificielle des Cieux. Dans les vaisseaux, embarquèrent des combattants endurcis, au regard transpercé d’un éclat de folie ou d’une froideur de mort. Els regardèrent Michaël sans le voir. Les passagers descendirent dans les entrailles du vaisseau, noires et métalliques elles aussi. Des autels sanguinolents étaient dressés dans des salles de prières. Les puissances retirèrent leur plastron et se mirent à genoux pour prier. Michael découvrit leurs blessures, cicatrices, mais aussi parfois, leurs scarifications.

— Ce ne sont pas les éléments les plus… clairs, qui sont envoyés au plus profond des ténèbres, expliqua Léoniel.

— Beaucoup sont là parce que leur Résistance mentale a déraillé dans une direction ou une autre, ajouta Asmodée. La folie furieuse ou la froideur absolue. Els ont désobéi. Ou alors els sont juste malchanceux.

— Dans tous les cas, le sacrifice de leur vie sera une libération utile, compris Michaël.

Tout sourires, le Fitzarch déstabilisa un peu Léoniel et Asmodée.

— Tu es sûr que ça va ? demanda la puissance.

— T’es sacrément à l’aise, remarqua le chérubin.

— Vous ne semblez pas paniqués vous non plus, rétorqua Michaël.

— On a été forgés par le feu d’Olympus, expliqua Léoniel. Mais toi, le nobl’aile venu de Tiphéreth, tu es sensé être plus… délicat.

— Pffff, fit Michaël.

Le convoi de vaisseaux finit par décoller. Un long voyage commença, d’abord au-dessus du Gueb rouge et ardent, et sous l’immensité bleu électrique de l’Astarté. Peu à peu, le convoi s’éloigna de Madim et son Olympus, puis des Monts de Tharsis, s’enfonçant dans le désert vers un horizon noir, qui grandit, encore et encore.

— La zone des Labyrinthes est noyée de ténèbres, expliqua Léoniel. Regarde bien l’éclat du ciel Michaël, nous n’allons plus le voir avant longtemps.

— Je passerai dans l’ombre et j’en ressortirai plus éclatant encore, dit alors le jeune Fitzarch.

— Si EL le veut, ajouta Asmodée.

Après de longues heures, le rouge et le bleu de Guebourah disparurent sous une aura de ténèbres, qui engloutit aussi le convoi. Sur les écrans, les passagers ne virent plus rien.

— Comment on fait pour s’orienter là-dedans ? demanda Léoniel.

— On avance et on croise les doigts, expliqua Asmodée. En espérant ne pas tomber sur une horde.

Le vaisseau se mit à trembler. Tout l’intérieur vibra, provoquant des râles parmi les passagers.

— Tu penses que je peux sortir dehors ? demanda Michaël.

— Très drôle, fit Asmodée.

— Je suis sérieux, sourit le Fitzarch.

— Tu es vraiment pressé de mourir, dit Léoniel, épaté.

— Michaël, tu es sûr que ça va ? Tu dis des choses un peu… étranges.

— Étranges ? s’indigna Michael. Ha, vous avez encore rien vu.

Sans demander son reste, le Fitzarch se leva, et avança dans le vaisseau. Léoniel et Asmodée le suivirent sans connaître sa destination.

— Tu vas où ?

Michael ne répondit pas. El se rendit dans le hangar du vaisseau, où l’équipement était stocké. Là, se trouvait une grande porte d’accès, bien fermée. Mais il y avait un gros bouton rouge juste à sa droite. Le Fitzarch appuya. La porte s’ouvrit dans un bang métallique. Le vent s’engouffra dans le hangar. Asmodée et Léoniel se mirent à hurler, mais n’eurent pas le temps de réagir. Déjà, Michael escalada sur le toit du vaisseau. Léoniel tenta de le suivre, mais Asmodée le retint tant bien que mal. Une alarme retentit. La porte se referma automatiquement.

Fermement agrippé à la carlingue, Michael s’empressa de déployer un immense filet de lumière, qui plongea profondément dans les ténèbres pour s’étendre, encore et encore. Avec son sensible filet, Michael capta tous les vaisseaux du convoi, puis plus loin, les ténèbres plus ou moins denses. Les maillons s’agitèrent sous les mouvements de chaque élément, mais aussi sous la captation de hordes démoniaques. La voix d’Asmodée résonna alors télépathiquement, via le réseau EL.

— Michael ! Je plaisantais quand je disais qu’on se basait que sur la chance pour passer les ténèbres ! On a des moyens de détection !

— Je sais, répondit Michael dans un rictus suffisant.

Le Fitzarch avait bien vu les rayons lumineux qui émanaient de chaque vaisseau du convoi, perçant bien faiblement la nuit totale.

— Mon filet sera bien plus efficace, affirma Michaël. D’ailleurs, je perçois qu’une horde fonce droit sur nous en ce moment même. Il faut avertir les navigateurs. Horde à trois heures !

— Ça sert à rien ! répondit Asmodée. On ne pourra pas l’éviter ! Rentre !

— Tu crois que je vais laisser ces abominations nous dévorer sans résister ?

— Les forces de la Milice sont déjà dessus ! affirma Léoniel. Du moins, normalement…

Michael fronça des sourcils. El se concentra sur son filet et sourit. El avait en effet capté de nombreux halos bleus de puissances au loin. Els combattaient. Bientôt, des éclairs de lumière bleue surgirent du néant, contre des silhouettes abominables.

— Un combat ! s’extasia Michaël.

Sans demander leur avis, le Fitzarch tissa des thaumaturgies de renforcement sur les puissances combattantes, le prenant par surprise. El perturba leurs formations, mettant en péril leurs vies.

— Je suis là pour vous aider !

— Qui êtes-vous ?! s’indigna le command’aile du ciel de bataille.

— Michaël Fitzarch !

— Et c’est reparti… grommela Asmodée.

Michael s’éleva sans peur dans l’obscurité pour rejoindre les troupes. El leur envoya des ondes d’ordre, effaçant panique et surprise pour laisser place à concentration et réactivité. Mais une partie des combattants, désarçonnés, valdinguaient déjà hors de contrôle. Les abominations les rattrapèrent, prêtes à les dévorer.

— Par EL ! s’indigna le command’aile, furieux.

Michaël se précipita vers les damnés, projetant un filet vers els. El les récupéra de justesse et les envoya en arrière. Els étaient sauvés, pour l’instant. Mais Michael, el emporté par l’élan, fila droit vers la horde grouillante. La surface noire et suintante des abominations se dévoilà à el. Les horreurs ouvrirent leurs gueules abyssales. Michael leva les mains et envoya son filet à travers elles. Dans une pulsation hallucinante, les démons reculèrent. Mais soudain…

♂ — Redescends !

La vague de Domination tira Michael en arrière. Son filet se brisa net dans un claquement apocalyptique. Son halo se comprima sur lui-même comme un cœur de flamme qu'on souffle. Comme assommé, le Fitzarch réprima un haut le cœur, perdit le contrôle de ses ailes, et retomba vers les vaisseaux du convoi.

Michaël chuta, chuta et chuta, incapable de maîtriser ses propres mouvements. El atterrit sur le toit du vaisseau d’où el s’était échappé et resta là inerte quelques instants. La Domination le priva d’énergie, de volonté autre que celle imposée. Le jeune Fitzarch lutta contre elle un long moment, alors que tout autour, tout redevenait noir comme l’abysse.

— Satanachia… grimaça Michaël.

La jeune vertu se redressa en tremblant, son estomac retourné. El cracha, haleta, grogna luttant contre une influence intérieure qui voulait prendre le contrôle de tout son corps.

— Fichue domination, pesta Michaël. El est ici… El est partout.

— Michaël ? appela Léoniel à travers le réseau EL. Tu es là ?

Le Fitzarch acquiesça en râlant, à bout de souffle. El se redressa enfin, s’assied. El sonda le noir absolu du regard, défiant et relança son filet. Le convoi perdit en altitude. Michaël sentit des murs invisibles se dresser contre son filet et el comprit. Els venaient de plonger dans le réseau de canyons des Labyrinthes de la Nuit. La lumière émanant du convoi, mais surtout celle du filet de Michael, éclaira faiblement les alentours. Michael vit les parois rouges des canyons défiler à toute allure. Au grand désarroi de Léoniel, el resta sur le toit du vaisseau. Michaël referma les yeux, ses paumes grandes ouvertes vers l’abîme. Lentement, el replongea son filet dans les ténèbres.

Au début, ce ne fut qu’un frémissement : des nœuds de matière noire qui serpentaient le long des parois, comme des veines palpitantes. Puis, la lumière du filet révéla les contours impossibles de ce monde enfoui.

Les canyons n’étaient pas de simples crevasses. Ils étaient taillés à la main de géants, entaillés dans la chair même de Guebourah. Leurs murs, rouge sombre, étaient constellés de glyphes déformés, des restes de langues oubliées qui pulsaient encore de haine. Par endroits, le filet effleura des gravures en relief : des silhouettes inversées, des prophètes aux orbites vides, des élohim crucifiés tête en bas, fusionnés à la roche comme des avertissements.

Plus profondément, le filet capta des courants d’air froid… non, pas de l’air. Des pensées. Des ondes de conscience diffractée, comme si les pierres elles-mêmes ruminaient la guerre. Des souvenirs fossilisés. Des cris inaudibles, mais imprimés.

Et puis, il y eut les présences. Des halos noirs, très faibles, tapies sous les arches naturelles ou lovés dans des recoins impossibles. Certaines, anciennes, dormaient. D’autres bougeaient, rampaient à contre-lumière, traînant des chaînes d’ombres derrière elles.

Michaël sentit son filet être mordu. Non pas attaqué, mais goûté. Un frisson remonta le long de sa colonne. Quelque chose là-dessous voulait le comprendre. Le sentir.

Un murmure, juste à la lisière de sa perception :

— Fiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiitz…

Ce n’était pas une parole, ni même un mot. Juste l’idée de son nom, effleurée par l’Abîme.

Le jeune Fitzarch rouvrit les yeux. Le filet vibrait autour d’el comme une toile d’étoiles tendue au-dessus du vide. Cet endroit est hanté, comprit Michaël. Tant d’élohim étaient morts ici, ça n’était pas étonnant. Mais ces entités étaient-elles dangereuses ? Plutôt passives, leurs auras ténébreuses était cependant proche de celles de démons.

Mais peu de temps après, Michaël capta des battements familiers. Non pas des bruits. Des rythmes de halos. Des pulsations dissonantes, chaotiques, comme un chœur déformé sous l’eau noire. Une première présence se révéla à el : une puissance isolée, acculée contre une paroi effondrée, son halo bleu devenu faible sous la pression de l’ombre. El combattait encore, frappait, mais ses ondes n’étaient que douleur et fatigue. Puis une autre, plus lointaine : un petit groupe resserré, piégé dans un couloir étroit entre deux falaises. Leurs halos formaient un nœud, vibrant d’une fureur désespérée. Michaël capta leurs cris muets, leurs appels mentaux échappés dans le Réseau EL comme des prières égarées.

Encore plus loin, quelque chose de plus étrange : une puissance rampante, blessée, traînée par deux autres à travers une galerie naturelle suintante de ténèbres. Son aura était rongée, trouée, comme si des morceaux de lumière lui avaient été arrachés. Et enfin, par dizaines, par centaines, des points de résistance disséminés dans l’étendue des Labyrinthes. Partout, des guerriers de la Forteresse se battaient sans répit, seuls ou par escouades, encerclés, tenus à flots par la rage ou l’instinct.

Mais ce qui frappa Michaël, plus encore que leur souffrance, ce fut leur isolement total. Aucun lien entre els. Aucun flux cohérent. Chaque poche de lumière combattait à l’aveugle, sans savoir si el n’était pas la dernière. Michaël haleta.

— C’est un charnier lent, souffla-t-el. Une guerre étouffée, sans horizon.

Son filet s’agita. Les présences élohiennes réagissaient à sa lumière. Certaines tendirent leurs halos, comme si elles y reconnaissaient quelque chose. D’autres, épuisées, cessèrent de lutter à l’instant où le filet les toucha, s’effondrant dans une paix étrange, comme si on les avait autorisées à mourir. Michaël baissa les yeux vers les profondeurs, le cœur serré.

— Il faut que je les rassemble… Tous. Qu’els sachent qu’els ne sont pas seuls.

Et déjà, le filet commença à vibrer autrement. Non plus pour sonder. Mais pour lier. Michaël coordonna les troupes isolées, envoyant des ondes de guérison.

Quelques dizaines de minutes passèrent. Michaël ne bougeait plus. Assis sur le blindage du vaisseau, el restait comme suspendu au silence des Labyrinthes. Le filet palpitait toujours, tendu comme un nerf cosmique entre les murailles rouge sang. El percevait les éclats d’âmes, les souffles hachés, les convulsions du combat, mais aussi les absences. Ces halos qui, une seconde plus tôt, pulsaient encore… et qui disparaissaient soudain, sans bruit.

Et puis, enfin, au détour d’un canyon plus vaste, Michaël les aperçut : les bastions. Des forteresses élohiennes accrochées à flanc de falaise, comme des nids fossiles, rongés par les siècles. Certaines étaient à demi-effondrées, leur base fondue dans la roche. D’autres étaient intactes, mais lézardées de runes éteintes, leurs dômes noircis par la suie du temps. On aurait dit des temples suspendus au vide, faits de métal noir, de chaînes vibrantes et de ponts brisés.

De petites ruches de lumière blafarde émanaient de leurs fenêtres. Par endroits, on distinguait des silhouettes : des puissances qui veillaient, ou restaient simplement figées, comme pétrifiées dans la vigilance. Michaël capta leurs halos : vacillants, émaciés, parfois distordus. Trop faibles pour combattre, trop orgueilleux pour appeler à l’aide.

Dans l’un des bastions les plus proches, el perçut une querelle mentale : des soldats s’invectivaient à travers le Réseau EL, les voix chargées d’épuisement et de paranoïa. Dans un autre, des rires déments résonnaient faiblement, montés d’une salle obscure. Des puissances devenues fanatiques ou brisées, accrochées à leurs protocoles comme à des reliques sacrées.

— Par EL… souffla Michaël.

Et pourtant, dans chacun de ces bastions rongés par la nuit, une chose persistait. Un espoir difforme. Une étincelle. Comme si ces puissances tenaient, non pas par volonté, mais par réflexe ancestral. Un souffle de la Forteresse. Une injonction gravée dans leurs os : « Ne pas céder. »

Michaël ferma les yeux. Son filet, doucement, effleura les ruches, une à une. El ne tissa rien. El ne commanda rien. El tendit simplement la main. Et quelques halos, très lents, très faibles… répondirent. Une onde de surprise parcourut les garnisons perchées. Des soldats, recroquevillés dans les alcôves de pierre ou veillant depuis les créneaux effondrés, levèrent brusquement la tête. Leurs regards, voilés d’ombre, cherchèrent une source. Els n’avaient pas vu de lumière pareille depuis… longtemps. Trop longtemps.

Dans le bastion de Varon-Kel, la plus grande des forteresses suspendues, un silence s’abattit dans la salle stratégique, où une dizaine de puissances en armure ravagée surveillaient les canaux du réseau EL. Tous se figèrent.

— C’est quoi, ça ? murmura l’un d’eux, ses yeux agrandis par une lueur nouvelle.

Le halo de la salle, jusque-là terne, s’était animé d’un éclat violet et doré. Une fréquence inconnue, douce et tranchante à la fois, avait pénétré le Réseau comme un souffle nouveau dans une chambre close.

Le command’aile Nariel se leva lentement. Une figure massive, usée par des siècles de veille. Son armure était couverte de gravures effacées, et ses ailes noircies pendaient à moitié. Mais dans son regard, quelque chose s’éveilla.

— Connectez-moi à cette source, ordonna-t-el.

Un halo pâle s’ouvrit dans la pièce. Nariel tendit l’esprit… et vit Michaël. Sur le toit d’un vaisseau noir, perché comme un oiseau de lumière, les ailes déployées dans le vent stérile, le halo du Fitzarch flamboyait contre les ténèbres. Autour de lui, les maillons du filet dansaient, et chaque vibration apportait ordre, coordination, espoir. Nariel sentit son propre halo se tendre vers celui de Michaël comme une fleur oubliée vers le soleil. Il n’y avait pas de doute. Ce n’était pas un éloha ordinaire.

— C’est el… murmura Nariel. Le Fitzarch.

Les soldats autour murmurèrent. Incrédules, els tendirent la main vers l’image diffusée, comme si el allait leur répondre.

— Michaël Fitzarch, appela Nariel à travers le Réseau EL, sa voix grave et éraillée. C’est toi qui illumine ce réseau ?

— Oui, répondit Michaël, sa voix traversant les strates mentales comme un feu clair. C’est moi. Je suis venu coordonner les poches de résistance et faire cesser cet isolement. Vous n’êtes plus seuls.

Nariel chancela légèrement, comme si el recevait un coup. Son regard se durcit.

— Que faites-vous ainsi perché ? Vous tenez à vous faire tuer dès maintenant ?

— Je n’ai pas rencontré de danger direct, osa répondre Michaël.

Nariel grogna. Voilà que Sparda lui avait envoyé un pur illuminé, aussi puissant que stupide.

— Faites-moi plaisir et rentrez ! ordonna-t-el.

Je renonce à mes peurs, sur ma route vers la Divinité

Les lourdes rampes descendirent dans un gémissement métallique, dévoilant les ombres hurlantes du canyon. Le vaisseau de tête s’ouvrit, laissant s’échapper une première vague d’air brûlant, chargé de soufre et de murmures rauques. Et bientôt, les puissances de Madim descendirent en masse, leurs armures rouges étincelantes dans la lumière des projecteurs de débarquement. Un à un, des milliers de combattants prirent pied dans la Forteresse.

Au milieu d’els, Michaël avança. Le halo haut, la démarche souveraine, el flottait presque au-dessus du sol volcanique. Son filet de lumière, toujours actif, chatouillait les murs des bastions, détectait les brèches, effleurait les halos des sentinelles. À ses côtés, Léoniel et Asmodée, fraîchement descendus à leur tour, se rapprochèrent.

— T’as pris des risques insensés, cracha Léoniel à mi-voix. Tu aurais pu y passer, Fitzarch ou pas.

— Je suis encore là, non ? rétorqua Michaël, d’un ton calme mais assuré.

— C’est pas une preuve d’intelligence, ajouta Asmodée. Juste une preuve que les démons ont raté leur chance.

Mais Michaël ne réagit pas. Son regard balayait la Forteresse intérieure, les hautes murailles noircies, les piliers couverts de runes effacées. Et surtout… les silhouettes en noir qui s’approchaient. Parmi les puissances de la Forteresse, toutes en rouge, un petit groupe d’élus portait des armures noires aux reflets anthracite, comme si la lumière s’éteignait en les touchant. Leur halo était d’un bleu terni, presque gris. Au centre de ce groupe se tenait Nariel. Son casque était orné de fines gravures saturniennes, et sur son plastron, brillaient la faucille stylisée de Binah : le royaume de la discipline extrême et du mystère, royaume de la Milice du Père.

Nariel s’approcha, sans un mot. Michaël inclina légèrement la tête.

— Command’aile Nariel, je présume ? dit el.

— Michaël Fitzarch, répondit Nariel d’une voix grave et ciselée. Bienvenue dans les Labyrinthes.

Les deux élohim se jaugèrent quelques secondes.

— Que faisiez-vous perché sur le vaisseau comme ça ? demanda finalement le command’aile, entre inquiétude et admiration.

— J’ai d’ores et déjà commencé mon travail de coordination et de soin, annonça Michaël. Vous en aviez bien besoin. Vos troupes sont éclatées et épuisées.

Puis Michaël pointa du doigt la faucille de Binah sur l’armure noire de Nariel.

— Vous venez de Binah ? Que fait un agent de la Milice de la Mère ici ?

— Tous les royaumes envoient leurs rejetons aux Labyrinthes, expliqua Nariel. La Forteresse accueille qui peut tenir. Certains, comme moi, ont gardé leur identité d’origine. Un droit rare.

— Et pourquoi vous ?

Nariel sourit très légèrement.

— Parce que je suis le command’aile de ces lieux.

— Ne serait-il pas plus fort pour vous d’unir vos troupes sous un symbole commun ? proposa Michael.

Nariel leva un sourcil circonspect.

— Michael ne connaît pas encore nos traditions, s’inséra Léoniel. Excusez-le.

— Je vois, gronda Nariel. Ne perdons pas de temps. Je vais vous présenter la forteresse.

—Vous me ferez le tour plus tard, exigea Michael. Pour l’heure, conduisez-moi à votre salle stratégique. Nous devons mettre à jour nos lignes, synchroniser les bastions, et établir une carte vivante des flux démoniaques. Le filet est prêt.

Nariel fit un signe à ses compagnons.

— Suivez-moi.

Les silhouettes noires s’écartèrent, et Michaël, suivi de Léoniel et d’Asmodée, pénétra au cœur du bastion Varon-Kel, là où se trouvait le cœur de commandement.

Nariel ouvrit les grandes portes d’obsidienne de la salle stratégique, et une haleine glaciale s’en échappa aussitôt, comme si la pièce elle-même respirait l’austérité. Michaël, Léoniel et Asmodée entrèrent dans le sanctuaire des décisions, à la suite du command’aile noir. La lumière rouge et pâle de quelques cristaux suspendus baignait les lieux d’une clarté funèbre. La pièce, circulaire, semblait avoir été taillée à même la roche du canyon. Des stalactites, ornées de runes, pendaient du plafond voûté comme des griffes célestes suspendues.

Au centre de la salle, une immense table de guerre, semblable à une dalle de cendres solidifiées, était incrustée de circuits lumineux qui pulsaient faiblement. Chaque pulsation était un signal. Chaque trace lumineuse, une ligne de front. Les murs étaient couverts de cartes anciennes, gravées sur des plaques de lave noire, montrant les ramifications infinies des Labyrinthes de la Nuit : un entrelacs de gouffres, de tunnels, de citadelles éparses et de cratères effondrés. Des tableaux holographiques flottaient ici et là, projetant des schémas de position, des taux de pertes, des pics d’activité démoniaque.

Mais le plus frappant, c’était le silence. Pas un mot ne fut échangé parmi les puissances déjà présentes : des êtres voûtés, l’armure noircie, les yeux rougis, certains appuyés contre les murs, d’autres fixant la table sans vraiment la voir. Tous avaient le halo vacillant, comme si leur lumière intérieure était constamment rongée par l’ombre ambiante.

Lorsque Michaël entra, tous les regards se tournèrent vers el. Lentement. Comme si el brisait un deuil ancien. Son halo, éclatant, se déploya malgré el, et les murs semblèrent vibrer. Les veines rouges de la pierre s’illuminèrent un instant, comme en écho.

— Où sont vos vertus ? demanda alors Michaël, en observant les alentours. Vous en avez encore ? Je n’ai pas pu obtenir de réponses claires dans mes études de la situation.

Un silence épais s’installa. Nariel ne répondit pas tout de suite. Son regard se fit plus dur, mais el baissa les yeux. Intrigué, Michaël avança. Ce fut là qu’el les vit.

Juste sous la table stratégique se trouvait une cavité circulaire, protégée par une barrière de lumière opaque. À l’intérieur, une dizaine de silhouettes flottaient, en position fœtale, enfermées dans des cocons translucides. Des œufs, pensa Michaël. Mais pas des œufs classiques. Ces structures étaient reliées à la table par des câbles de lumière. Les vertus y étaient plongées comme dans un liquide amniotique, les yeux fermés, leurs halos vacillants.

Le cœur de Michaël se serra. El comprit immédiatement.

— Elles sont connectées au réseau… souffla-t-el. Ce sont vos analystes… vos coordinatrices. Mais elles sont…

— Grièvement blessées au combat, confirma Nariel à voix basse. Mais nous n’avons plus aucun soutien médical ici. Alors on les a stabilisées. Els ne peuvent plus marcher, ni voler. Mais leurs esprits, eux, tiennent encore.

— Et vous les utilisez comme… moteurs de votre table stratégique ? souffla Michaël, atterré.

— Els l'ont choisi, coupa Nariel. Chaque jour, els se battent pour maintenir un semblant de coordination entre nos poches de combat. Sans els, il n’y aurait plus de réseau ici. Plus de stratégie. Plus rien. Seulement le silence et la mort.

Michaël ferma les yeux, submergé.

Puis el se pencha vers les œufs. L’un d’eux pulsa faiblement, et un éclat de pensée traversa le réseau EL.

— Bienvenue, Fitzarch, chuchota une voix faible dans son esprit. Aidez-nous. Nous tenons bon, mais nous sommes à bout.

Michaël posa la main sur la surface du cocon. Son halo vibra plus fort, comme pour les saluer.

— Vous n’êtes plus seules, murmura-t-el. J’amène avec moi des millions de vertus en renfort de Hod. Nous allons changer les choses ici.

— Quel beau moment, lâcha Asmodée.

Michaël inspira profondément. Son regard parcourut les cocons, luisant faiblement sous la pierre, puis remonta vers la table d’obsidienne noire. El tendit lentement la main, et posa ses doigts sur la surface. À l’instant du contact, une onde parcourut la pièce. Les runes gravées dans la table s’illuminèrent une à une, en un lent frémissement de lumière.

Le halo de Michaël pulsa doucement, puis se stabilisa. À travers le réseau EL, el sentit l’écho de chaque vertus connectée à la structure, leur souffle ténu, leurs esprits fatigués mais vaillants. El se connecta. El fusionna avec elles. Des cartes holographiques s’élevèrent lentement au-dessus de la table. Des représentations fractales des Labyrinthes de la Nuit, hérissées de strates mouvantes, de nœuds d’activité démoniaque, de halos de détresse. Le chaos semblait insondable. Michaël l’étudia d’un œil froid.

— Au travail, dit-el simplement.

— Classe, commenta Asmodée.

Léoniel lui asséna un coup de coude dans les côtes.

— Bon. Vous m’excuserez, moi je vais jeter un coup d’œil à vos ateliers et vos hangars, dit le chérubin.

Ainsi, pendant que Michaël étudiait sur la table stratégique, Asmodée arpentât les couloirs étroits et poussiéreux qui menaient aux niveaux inférieurs de la forteresse, suivi de près par deux puissances en armure noire. Leur silence n'était pas celui d'un respect discret, mais plutôt celui de soldats mal à l’aise, prêts à bondir si le chérubin touchait à quelque chose qu’el n’aurait pas dû.

— Vous êtes sûr que je peux pas descendre seul ? demanda Asmodée d’un ton léger, le sourire aux lèvres. Vous avez peur que je me perde ? Ou que je trouve un truc intéressant ?

Les puissances échangèrent un regard. L’un d’eux répondit enfin, d’une voix neutre :

— Nous sommes là pour votre sécurité.

— Bien sûr, bien sûr. Pour mon bien, toujours.

Els passèrent une porte blindée marquée de nombreux sceaux effacés. L’air y était plus sec, saturé d’une odeur de poussière, d’huile et d’électricité. Une lumière pâle filtrait depuis les veines luminescentes de la roche, révélant des allées de machines couvertes de bâches, des racks de composants entassés pêle-mêle, des pièces détachées rouillées et des armes désactivées depuis des siècles. Asmodée poussa un petit sifflement admiratif.

— Eh bien… Voilà qui est charmant. On dirait une crypte de bricoleurs oubliés.

El s’approcha d’un banc d’essai, tira la toile qui recouvrait un exosquelette cristallin, partiellement désossé. Des câbles rouges et bleus s’enroulaient comme des nerfs autour de cristaux prismatiques, dont certains pulsaient faiblement, comme des cœurs endormis.

— Vous savez à quoi ça sert ? demanda-t-el aux puissances.

— Non, répondit l’un d’eux. Il n’y a pas de manuel.

— Typique, fit Asmodée. Vous avez d’autres merveilles comme celle-ci ? Vaisseaux, systèmes de ciblage, protocoles de défense antiques ? Ah, et peut-être un four à ambroisie ? Je suis très adaptable.

Un peu plus loin, el tomba sur un système tactique dormant, une console cristalline d’un autre âge, bardée de symboles ophanimiques. En l’effleurant, une interface holographique s’ouvrit dans un clignotement paresseux. Le chérubin sourit, ravi.

— Oh, mais c’est que ça respire encore. Vous ne vous servez pas de ça ?

— Personne ne sait comment ça fonctionne. Les chérubins qui savaient l’utiliser sont morts. Les autres… n’ont jamais été formés.

Asmodée grimaça.

— Voilà ce qui arrive quand on ne respecte pas assez les chérubins. On se retrouve à taper avec des marteaux sur des ordinateurs pensants.

El continua son exploration. Dans un hangar attenant, el découvrit des vaisseaux. Certains étaient récents, cabossés mais fonctionnels, portant encore les marques des combats du front. Mais d'autres… plus anciens, massifs, couverts de runes effacées, semblaient avoir été sculptés dans une autre époque. Ils dormaient, inertes, comme des géants fatigués.

— Personne ne vole avec ça ? demanda Asmodée en posant la main sur une coque de métal noir constellée de symboles saturniens.

— Trop instables. Certains ont explosé dès leur activation.

— Et ça vous étonne que vous perdez cette guerre ? murmura Asmodée pour el-même.

El se retourna vers les deux puissances, soudain très sérieux.

— J’aimerais tout répertorier. Accéder aux archives. Tester certaines choses. Il me faut un laboratoire. Et un assistant, peut-être. Ou un cobaye. Vous êtes volontaire ?

Le silence en réponse fut éloquent. Asmodée sourit de toutes ses dents, ravi.

— Je vais m’amuser ici. Mais la vraie question est : vais-je pouvoir travailler en paix ?

Les puissances ne répondirent pas. Mais à la façon dont l’un d’eux porta la main à la garde de son arme, Asmodée comprit que non, probablement pas.

Et c’était encore plus excitant comme ça.

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