La salle de cérémonie d’Olympus s’ouvrait comme une cathédrale volcanique, une gueule béante dans les entrailles du mont sacré. Le plafond, haut de plusieurs kilomètres, était entièrement taillé dans du marbre rouge veiné d’obsidienne, gravé de spirales et d’arabesques incandescentes. D’antiques statues des puissances fondatrices de Guebourah, dressées dans les alcôves, versaient du feu sacré depuis leurs armes brandies, baignant l’espace d’une lumière ocre et dorée. Un tour des séraphins assurément. Les flammes ne brûlaient pas : elles purifiaient, consacraient, sanctifiaient. Le cœur même de Guebourah vibrait ici, dans cette nef de pierre sacrée.
Des gradins colossaux avaient été érigés en arc de cercle autour de l’autel central. Des ophanim flottaient par essaims, caméras vivantes, diffusant la cérémonie sur le réseau EL. Des centaines de milliers d’élohim étaient présents, la plupart en armure de parade, d’autres en robes de cérémonie. Des nobl’ailes venus de tous les royaumes, même de Netzach, de Hod, de Yesod, avaient bravé les tempêtes titanesques pour voir de leurs propres yeux l’archange Michaël. Ou plutôt... Phosphoros, murmuraient certains.
La rumeur courait. Le Fitzarch abriterait en el une voix de primordieu. Mais était-ce une métaphore de ses pouvoirs ou un véritable miracle ? Tous étaient venu se faire leur idée.
Dans la loge du marié, le marbre lustré des loges privées captait la chaleur rougeoyante d’Olympus. Là, Michaël, déjà vêtu d’un manteau de cérémonie couleur ivoire brodé d’or, restait figé face au miroir, la gorge nouée. À ses côtés, Prométhée, son demi-frère de dix ans, ajustait les lanières du plastron qui ornait sa tunique. Le jeune chérubin, au regard mauve brillant de malice, avait bien grandi depuis Tiphéreth. Ses mèches noires tombaient devant ses yeux, et un sourire malin persistait sur ses lèvres, comme si el devinait déjà tout. Michaël pensa brièvement à Arielle, sa mère, si farouchement protectrice. Elle devait haïr l’idée que son fils vive désormais ici, dans le volcan.
— Tu vas briller, grand frère, chuchota Prométhée. Aujourd’hui t’es la star !
Sur un banc à proximité, Asmodée se moquait déjà doucement :
— El transpire comme une principauté lancée dans une arène de duel.
— Tais-toi, souffla Michaël.
— El va nous faire un malaise, rigola Asmodée en croisant les jambes.
Léoniel, el, se tenait debout près de l’entrée, dans une armure de parade écarlate, les bras croisés. El souriait avec douceur.
— Tu ne serai pas plus fier à sa place, argua Léoniel. Toi, le geek des cavernes. T’es même pas marié à ton âge…
— Satanachia m’a promis qu’un jour, je serai marié à a plus belle des azohim. Je serai “Paris” et elle “Hélène” a-t-el dit. Donc j’attends patiemment.
— Tu devrais pas compter sur les délires de Satanachia, soupira Léoniel. Michael, ça va ? Tu stresses parce qu’els sont tous là, hein ? Tous les nobl’ailes. Toute la Cour. Tous les regards. Mais regarde-moi.
Michaël croisa son regard. El y vit de la lumière, du calme.
— T’as survécu aux Labyrinthes. T’as tenu tête à Satanachia. Ce n’est pas sept jolies azohim qui vont te faire craquer, non ?
— C’est pas les azohim qui me mettent la pression. C’est tout le reste, murmura Michaël. Toutes les attentes…
C’est à ce moment-là que Sparda entra, en traînant son manteau noir, visiblement contrarié.
— Foutu cirque… grommela-t-el. Je déteste les mariages pompeux. Moi, j’ai réglé mes propres unions en quinze minutes à l’église de la milice, avec trois témoins, un chant guttural et une poignée d’ambroisie. Et ça a très bien tenu !
Asmodée éclata de rire.
— Tu parles d’ambiance. T’as tiré tes azohim au sort aussi, non ?
— Ferme-la, chérubin, grinça Sparda. Allez, Fitzarch. Il est l’heure.
Le cortège descendit dans le grand sanctuaire. Michaël marchait au centre, entouré de Léoniel, Asmodée, Sparda et d’autres officiers. Tous les regards se tournaient vers el. Tous les halos palpitaient au rythme de sa démarche. La musique des séraphins résonna. Un chant polyphonique d’une beauté inouïe, une prière cristalline au Créateur détruit : EL. Les flammes se mirent à danser. L’air se chargea de particules dorées. Michaël s’avança jusqu’au centre du marbre noir, où l’attendait le cercle rituel gravé de runes anciennes. Satanachia, vêtu d’une robe pourpre éclatante, supervisait l’autel. Camael trônait au-dessus de tout, sur une haute estrade volcanique. Et Perséphonia, impériale, se tenait en retrait, surveillant l’entrée des futures épouses.
Et soudain… elles arrivèrent. Sept azohim, toutes vêtues de longues robes blanches scintillantes. Leurs cheveux étaient ornés de coiffes torsadées, vastes et scintillantes, symboles de pureté et de fécondité. Elles marchaient avec grâce, intimidées mais souriantes. Marilka, la première à entrer, était rayonnante. Son regard accrocha immédiatement celui de Michaël, intense mais rieur. Une étoile enflammée au milieu de l’apparat.
Les six autres se rangèrent en cercle, légèrement en retrait. Marilka, en tant qu’épouse principale, avança jusqu’à Michaël. Son aura était brûlante d’assurance. Et la cérémonie, enfin, commença par la voix claire du prêtre séraphin, un être de haute taille, paré de couronnes de flammes et de robes blanches brodées de runes. El leva son sceptre et déclama, d’une voix puissante :
— Dans le néant primordial, Ein Sof se divisa. Naquirent EL, le principe actif, et AZ, le principe réceptif. De cette scission jaillit le Téhiru, le vide. Cet espace vide, AZ et EL l’emplirent de leur amour créateur pour engendrer Adam Kadmon, père des élohim. Aujourd’hui, ce mariage sacré se reproduit et perpétue la lignée d’EL.
Le séraphin désigna Michaël d’un geste ample.
— Michaël Fitzarch, nouvel archange, s’unit aujourd’hui à six azohim du harem royal. Par cet acte, la Création continue, et la volonté divine s’accomplit.
Une litanie rituelle, aérienne et solennelle, retentit. Le prêtre entonna une suite de vers anciens, repris en écho par le chœur séraphique :
« EL que ton souffle féconde l’œuf,
Que vos enfants perpétuent le Grand Dessein
Que ton royaume de Tohou revienne
Que ta volonté soi faite »
Michael sentit le poids du regard de tous les élohim présents. El s’approcha des azohim, alignées devant el. Perséphonia, d’un signe de tête, invita Michael à procéder au rituel du sceau.
Une à une, Michael prit la main droite de chaque azoha, appliquant sur leur peau le sceau de son propre halo : une marque violette et orange, fusion de sa lignée Fitzarch et du feu de Phosphoros. À chaque contact, une étincelle passa entre eux, vibrante, irrévocable. La signifiance du geste, la promesse d’une descendance, glaça Michaël d’un trouble difficile à masquer. Pourtant, Marilka, la meneuse, leva fièrement le menton, rayonnante d’audace. Les autres azohim, plus timides, acceptèrent le sceau avec grâce.
Le prêtre séraphin proclama alors :
— Par ce sceau, vous êtes désormais unies à Michaël, au service du Grand Dessein. Vous porterez sa lignée et participerez à la restauration de l’âme d’EL.
Un chant s’éleva, psalmodié par les séraphins ; les ophanim firent jaillir une lumière diffuse, baignant les nouveaux époux dans une auréole de feu et d’or. Michael réalisa que l’instant était à la fois sublime et non dénué d’une violence implicite : le devoir d’engendrer, la perpétuation du sacrifice. Pourtant, aux yeux de tous, c’était la plus haute des destinées.
Au terme de la cérémonie, la foule éclata en acclamations. Michael, un instant encore, sentit le vertige du pouvoir, de la tradition, de l’histoire qui l’engloutissait. Mais le feu de Phosphoros, en el, brûlait plus fort que jamais.
☿ — Bravo Michael, ria Phosphoros. Te voilà un véritable adulte maintenant.
— Tu es content ? rétorqua Michael. Tu vas pouvoir profiter de mes épouses, j’imagine…
☿ — Oh non, comme avec Léoniel, je te laisserai des moments privés…
— Merci bien…
♂
Le mariage laissa place à un banquet digne des grandes épopées célestes. La nef volcanique s’était métamorphosée : les gradins s’étaient écartés pour révéler d’immenses buffets en arc de cercle, dressés sur des tables croulant sous les mets les plus raffinés de Guebourah. L’ichor y coulait en fontaines irisées, des ambroisies façonnées de mille saveurs scintillaient dans des plats faits des plus fins cristaux. Des principautés-chefs, parmi les plus renommées du royaume, surveillaient le ballet minutieux de leurs créations, tandis que des vertus en toge blanche distribuaient les plats avec révérence.
Mais le marié ne se mêlait pas à la foule. Michaël était confiné à un espace réservé, cerné de tentures écarlates, entouré de ses plus proches amis et des nobles venus de tous les royaumes : des archanges de Hod, des puissances en armure cérémonielle, des dominations et des principautés aux halos éclatants. Ici, la conversation était plus feutrée, mais les regards étaient plus acérés ; chaque sourire, chaque toast, portait le poids des allégeances et des intrigues futures.
Les épouses azohim, selon la tradition, brillaient par leur absence. Elles célébraient ailleurs, recluses dans le gynécée d’Olympus, livrées aux danses et aux chants secrets des azohim, loin des jeux de pouvoir du banquet.
Sur la grande scène, les principautés donnaient le spectacle. Au centre, une estrade circulaire supportait un orchestre singulier : des principautés guébouréennes, vêtues de cuir et de plaques gravées de runes ardentes, maniaient d’immenses instruments de métal sacré. Leurs harpes, basses et gongs aux cordes et plaques tissées résonnaient d’un son rugueux et puissant. C’étaient des maîtres du métal céleste, une spécialité née dans ce royaume de guerre, qu’els avaient portée à son apogée. Les riffs sacrés qu’els tissaient faisaient trembler les colonnes de la salle et réveillaient jusque dans les halos des spectateurs le souvenir du combat et du sang.
Leur musique n’était pas qu’un spectacle : c’était un appel aux armes. Les rythmes évoquaient les charges des puissances et les clameurs des champs de bataille. Les mélodies, épiques se liaient aux cris des chanteurs-principautés qui vociféraient des hymnes au courage et à la victoire. À chaque note, les halos des spectateurs palpitaient, comme si les fils de lumière des principautés tiraient directement sur leurs âmes. Les puissances de Guebourah étaient en transe. Els battaient des ailes au rythme des tambours, frappaient leurs poings sur leurs cuirasses, laissant échapper des clameurs qui couvraient parfois la musique.
C’est alors qu’un chanteur surgit au centre de l’estrade, et le tumulte prit une autre dimension. Son halo vert, auréolé d’arabesques dorées, s’étendit comme des flammes dans la salle. Michaël crut reconnaître une silhouette familière : Sasha, drapé d’un manteau de soie nacrée, portait encore ce même éclat doré au halo, cette grâce féline mêlée d’intelligence nerveuse qui avait autrefois fait chavirer le Fitzarch.
Un trouble aigu s’empara de Michaël. Que faisait Sasha ici ? N’avait-el pas juré, cinq ans plus tôt, de retourner à Netzach, son royaume natal ? Michaël, le cœur contracté, s’excusa auprès de ses voisins et profita d’un interlude pour aller saluer les artistes, sous prétexte de courtoisie. El rejoignit la scène, traversant les rangs des chanteurs et des musiciens, jusqu’à Sasha, qui accordait son instrument. L’instant, fugace et hors du temps, fut chargé d’une gêne douloureuse.
— Sasha ? murmura Michaël, tâchant de contenir l’émotion qui l’envahissait.
— Michaël… El sourit, mais ce sourire était voilé d’une tristesse ancienne. Félicitations pour… tout cela, fit Sasha, d’un geste englobant la salle, le halo, la cérémonie.
Le silence s’installa un instant, alourdi par le souvenir du Domitia et le gouffre des années écoulées.
— Je croyais que tu étais reparti à Netzach, chuchota Michaël.
— J’aurais aimé, répondit Sasha, la voix douce, presque résignée. Mais je n’ai jamais reçu d’autorisation officielle pour quitter Guebourah. Sans ton aval, impossible d’obtenir un laissez-passer. Je suis resté bloqué ici… J’ai attendu, puis je me suis fait une place, comme je pouvais.
Un archange immense surgit alors.
— Michael ! Félicitations !
Le Fitzarch reconnut l’archange Thauriel, un des ducs des Monts de Tharsis. Ce dernier s’empara de Sasha, enserrant ses épaules, le plaquant contre son large corps de puissance. Michael ouvrit grand les yeux, choqué.
— Tu a retrouvé ton cher Sasha je vois ! El m’est devenu cher à moi aussi !
Michael se figea. Sasha avait les yeux baissés, le halo atténué, comme si el voulait se faire tout petit.
— Comment ça ? Que fais-tu avec ma principauté ? Demanda sèchement Michael.
— El travaille pour moi en ce moment, sourit Thauriel, le regard brillant de malice. C’est un sacré performeur ! J’adore ses spectacles !
— Sasha travaille pour moi, asséna alors Michael. Sa chorale est sous mon autorité.
— Je sais, je sais, ricana Thauriel. Mais je te l’emprunte depuis quelques années déjà et tu ne t’en est jamais aperçut !
Michael serra les dents face à l’air goguenard de l’archange-duc.
— Oh fait pas cette tête. Je t’ai envoyé bien des troupes pour ta petit reconquête des Labyrinthes. Tu me dois bien ça…
Michael, bouillonant, baissa son regard sur Sasha.
— Je suis désolé, Sasha. Tu aurais dû me contacter… Je vais régler cela, c’est promis. Je t’en donne ma parole : dès demain, tu auras l’autorisation de partir pour Netzach.
— Merci, Michaël.
Un sourire triste éclaira les traits de Sasha. Puis el se pencha, ajusta sa harpe, et, d’un clin d’œil, s’excusa :
— Je dois retourner sur scène. Les autres attendent le signal. Profite de ta soirée, Fitzarch… et n’oublie pas ta promesse.
Avant que Michaël n’ait le temps d’ajouter un mot, Sasha s’effaça dans la lumière, rejoignant la ronde des artistes et la musique triomphante, laissant derrière el un parfum de regrets. Thauriel protesta.
— Oooh Fitzarch ! Tu aurais pu me l’offrir !
— C’est à Sasha de décider ce qu’el veut faire. Et de toute évidence, el n’a pas choisi de rester à tes côtés.
— El t’as pas choisi non plus ! rétorqua Thauriel.
— Nous sommes donc à égalité.
— Oh que non Fitzarch ! N’oublies pas tes dettes envers moi !
— Nous en discuterons plus tard Thauriel, soupira Michael. Laisse moi donc profiter de mon mariage.
Thauriel s’éloigna enfin en grommelant. Un peu sonné par son échange, Michaël se laissa porter quelques instants par la rumeur dorée du banquet. Les conversations bruissaient tout autour, reflets d’ambition, de rivalités et d’alliances à peine voilées. Mais le passé, lui, continuait de le hanter comme une brise froide.
Un éclat familier attira soudain son regard : Raphaël, silhouette altière et détendue, conversait avec un groupe d’archanges venus de Hod. Michaël se dirigea vers el, traversant le cercle des puissances, le sourire aux lèvres mais le cœur encore traversé de souvenirs troubles.
— Raphaël, salua Michaël d’une voix sincère, peut-être un peu plus vulnérable que d’ordinaire.
Raphaël se tourna, son halo de lumière d’argent oscillant dans l’air comme une onde de mercure. El arbora un sourire amusé.
— Michaël ! Toutes mes félicitations pour… eh bien, tout ça, fit-el en désignant la salle et la rumeur du festin. Six épouses d’un coup, voilà qui fait honneur à Guebourah ! À Hod, pour un premier mariage, on est généralement plus… modéré.
Un éclat de rire sincère monta aux lèvres de Michaël.
— Je pourrais te retourner la remarque, Raphaël. Tu dois avoir, quoi… une centaine d’épouses et de concubines, non ?
Raphaël leva les yeux au ciel, prenant un air faussement pensif.
— J’avoue que j’ai perdu le compte, rit-el. Mais c’est vrai, je n’ai jamais su résister aux azohim. Je les collectionne… C’est une faiblesse ? Sans doute. Un plaisir aussi, confessa-t-el, le regard pétillant de malice.
Michaël esquissa un sourire, mais une gêne affleura sur ses traits. Ce goût de Raphaël pour l’accumulation, la possession d’azohim, avait toujours laissé chez el une sensation inconfortable, une zone d’ombre dans l’éclat de son mentor. Pourtant, el se garda de le dire à voix haute.
Après une pause, Michaël osa glisser :
— À propos d’azohim… As-tu des nouvelles de ma mère ? Ophélia. Je… Je n’ai pas osé écrire à Hod, ni même prendre de ses nouvelles après mon départ.
Raphaël hocha doucement la tête, son regard se faisant un instant plus sérieux.
— Ophélia va bien, rassura-t-el. El est toujours au gynécée de l’archange Daniel, à Hod. El a retrouvé un certain calme. Tu sais, el a beaucoup souffert aussi, mais… elle survit, comme toujours. Peut-être serait-il temps pour toi de reprendre contact.
Un poids glissa des épaules de Michaël. El inspira plus librement, la vision d’Ophélia apaisée, protégée, lui apportant un réconfort inattendu.
— Je… Oui. Je lui écrirai, bientôt, murmura Michaël, les yeux perdus un instant dans la lumière du banquet.
Mais déjà, Raphaël changea d’attitude, son ton se fit plus grave, comme si el cherchait à trancher avec la nostalgie du passé.
— Dis-moi, Michaël, comment te sens-tu, maintenant que tu es archange-duc ? Tu sembles… à ta place, non ?
Michaël marqua une pause, prenant le temps de répondre, mesurant le poids de ses mots.
— Gouverner ne me fait pas peur, répondit-el simplement. Les responsabilités du royaume, je les assume. Mais les intrigues de cour… c’est autre chose. Les alliances, les dettes… J’ai dépensé énormément de ressources pour reconquérir les Labyrinthes de la Nuit. J’ai contracté bien des dettes auprès d’élohim puissants, ici, ce qui me met dans une position pas très confortable.
Raphaël posa une main sur l’épaule de Michaël, avec une affection sincère.
— Il va falloir apprendre à négocier, pour ne pas dire… manipuler. Les puissances ont la réputation d’être des brutes sans cervelles donc ça devrait pas être compliqué.
Michael pouffa de rire.
— Parle pas trop fort… Et détrompe toi, ces gaillards sont malins… parfois. Il ne faut pas les sous-estimer, els et leurs ambitions.
— Tu t’en sortiras, j’en suis certain, sourit Raphaël. Et si tu as besoin d’un conseil, ou d’une oreille attentive… Je ne suis qu’à un message près, même depuis Hod. N’hésite jamais à me solliciter, tu n’es pas seul, Michaël.
Michaël inclina la tête, touché, mais aussi conscient de la solitude fondamentale du pouvoir.
— Merci, Raphaël. J’y penserai.
Leurs regards se croisèrent timidement, puis Raphaël s’éloigna, avalé par le tourbillon desÀ peine Raphaël disparu dans la foule. Michaël resta quelques instants immobile, un verre d’ambroisie glacé à la main, scrutant sans vraiment voir le dédale des halos et des parures éclatantes qui animaient le banquet. El sentait le poids du présent s’amalgamer à celui du passé. Tout en el vibrait d’un mélange d’accomplissement et de fatigue : la satisfaction d’avoir remporté une victoire éclatante, d’avoir été reconnu, de siéger enfin parmi les archanges, se heurtait à une solitude plus dense que jamais. La couronne de lumière lui pesait sur la nuque ; le manteau d’ivoire brodé d’or, trop lourd, trop solennel, presque incongru face à la vérité nue de son être.
Le banquet, avec sa magnificence, lui paraissait soudain lointain, presque irréel, comme un décor de théâtre où el aurait été jeté sans y avoir vraiment sa place. Chacun de ses gestes, chacune de ses paroles, était désormais surveillé, décrypté, instrumentalisé par la cour, les puissances, les dominations en quête de faveur ou de vengeance. Michaël sentait la toile des intrigues se resserrer autour d’el : dettes contractées, promesses à honorer, fidélités à jauger.
Le retour de Sasha, ce parfum de passé inachevé, lui piquait le cœur d’un regret sourd : comment avait-el pu oublier ? Combien d’autres proches avait-el laissés en suspens, écrasés dans l’ombre de son ascension ? El songea à Ophélia, à ce lien maternel blessé, qu’el n’osait renouer.
La conversation avec Raphaël l’avait touché plus qu’el n’aurait voulu l’avouer. Derrière l’ironie, el percevait la solitude des archanges, leurs refuges, leurs compensations maladroites. Michaël comprenait à présent, de l’intérieur, le vertige du pouvoir : la nécessité de composer sans cesse avec des forces contradictoires, de sacrifier, parfois, ceux qu’on aime au nom d’un bien plus vaste, et plus abstrait.
El se promit, cette fois, de ne plus détourner les yeux. De ne pas oublier Sasha, ni Ophélia. D’essayer, au moins, de rester fidèle à el-même, au milieu des miroirs déformants du pouvoir. Mais, pour l’instant, el se sentait fatigué. Las jusqu’aux ailes. Le cœur serré d’un désir simple : disparaître, ne serait-ce qu’un instant, dans un espace sans attentes, sans regards, sans promesses.
♂
Il n’y avait pas de nuit dans les royaumes des cieux, seulement des alternances de lumière, des cycles codifiés par la liturgie, qui imposaient leur rythme aux festivités et à la vie des palais. Pourtant, lorsque arriva l’instant consacré à l’union rituelle, un frémissement traversa l’assemblée : la « Veillée des Noces », murmura-t-on avec malice, était sur le point de commencer.
Michaël, à peine remis des étreintes, des félicitations et des regards avides du banquet, sentit soudain sur el les regards complices et parfois moqueurs des invités. El devina dans la lumière des halos quelques sourires entendus, des clins d’œil furtifs, des plaisanteries à demi-mot. Forcé par le protocole et la mécanique inexorable du cérémonial, el suivit Perséphonia, drapée d’un manteau blanc d’apparat, qui l’attendait au seuil du salon. Autour d’els, une cohorte de séraphins encadrait le cortège, guidant Michaël par les corridors de marbre et d’obsidienne, à travers les volutes d’encens et de chants éthérés, jusqu’à ses propres appartements nuptiaux.
Au seuil de la grande chambre, six azohim l’attendaient déjà. Leurs robes blanches irisaient sous les halos, leurs parures d’or bruissaient à chaque mouvement. À l’entrée de Michaël, elles s’inclinèrent toutes d’un même geste gracieux, dans une révérence parfaitement chorégraphiée. Le trouble de Michaël monta d’un cran.
Sans lui laisser le temps de s’adresser à ses épouses, Perséphonia le mena dans un salon adjacent, plus feutré, où la lumière s’adoucissait, tamisée par des voiles de soie pourpres. Sur une table de cristal étaient alignées six plaquettes d’onyx, chacune gravée au nom d’une des azohim. Perséphonia, impassible et douce, présenta à Michaël la tradition :
— Voici le rituel des choix, expliqua-t-el. Chaque fin de journée, ces six plaquettes te seront présentées. C’est à toi de choisir celle de l’épouse avec qui tu souhaites t’unir ce soir-là. Le choix t’appartient, mais il est de ton devoir de veiller à traiter chacune avec équité. À chaque épouse, la même attention, la même place dans ton cœur. Ne laisse pas la préférence tourner en privilège, Michaël. Tu es archange à présent, et duc, mais tu restes aussi leur compagnon. Ce soir, la tradition veut que tu t’unisses d’abord à l’épouse principale. Je te conseille de choisir Marilka.
Michaël sentit une gêne cuisante lui serrer la gorge. El observa les plaquettes, la beauté calligraphique des noms, la lourdeur implicite du geste. Le rituel avait un goût de sélection, de possession, qui heurtait son sens de la justice autant que sa pudeur. Mais échapper au protocole était impossible : la tradition était loi, et le regard de Perséphonia ne laissait aucune échappatoire.
— Je choisis Marilka, murmura Michaël, sa voix à peine audible.
Un frémissement parcourut la pièce, discret, comme si l’air lui-même retenait son souffle. Perséphonia hocha la tête, ramassa la plaquette de Marilka et la posa au centre de la table. Puis, el invita Michael à entrer dans la chambre nuptiale.
— Voici le protocole, expliqua Perséphonia d’une voix basse et posée. Ce soir, l’union doit être consacrée selon les rites de Guebourah. Ton épouse principale, Marilka, va entrer. Elle s’agenouillera devant toi et embrassera le pan de ta tunique pour signifier son engagement. Il te suffira alors de lui donner le signal, un mot, un geste, ce que tu veux. À cet instant, elle pourra se relever, et l’union pourra débuter. N’oublie pas : le respect, l’attention à chacune de tes épouses, seront la clé de ta légitimité et de leur bonheur.
D’un signe de tête, Perséphonia s’inclina, puis quitta la pièce, laissant Michaël sous les regards des séraphins, qui éteignirent leurs flammes et disparurent à leur tour. La porte se referma avec un souffle plein d’échos. Seul, Michaël sentit une vague d’angoisse monter en el, froide, implacable. La chambre lui semblait immense. Tout son être appelait à la fuite, retrouver Léoniel, disparaître dans la nuit céleste, ou s’enfuir dans les Labyrinthes, là où la guerre, la lumière, la douleur étaient des réalités plus simples, plus honnêtes que ce théâtre de protocoles. Michael ferma les yeux un instant, tâchant de calmer le tumulte qui montait dans sa poitrine. Un dernier effort. Après cela, la liberté. Michaël raffermit sa prise sur les pans de sa tunique, relevant le menton. Il était temps d’accomplir son devoir.
La porte s’ouvrit enfin. Marilka apparut, silhouette élancée drapée de soie blanche, le visage dissimulé sous un voile léger brodé de filigranes d’or et de perles. Elle avança dans la pièce d’un pas mesuré, cérémoniel. Arrivée devant Michaël, elle s’agenouilla avec grâce et, dans le silence total, se pencha pour embrasser le tissu de la tunique de son époux.
Un instant suspendu. Michaël, le souffle court, posa timidement la main sur l’épaule de Marilka, cherchant le geste juste. El hésita, puis, d’une voix aussi douce qu’incertaine, murmura :
— Relève-toi, Marilka.
La jeune azoha obéit, se redressant lentement, son visage toujours caché sous le voile. Un silence gênant s’étira, lourd du poids de la tradition, des attentes de la Cour et du désarroi du jeune Fitzarch. Puis soudain, Marilka pouffa de rire, d’un rire clair, léger, qui fendit l’atmosphère figée de la chambre nuptiale.
— Relève-mon voile, époux, demanda-t-elle à Michael dans un gloussement.
Michael ne put s’empêcher de rire à son tour. El s’exécuta et découvrit une Marilka tout sourire. Son visage de porcelaine, altier, se révéla, ses yeux bleus perçant, ses lèvres corail. La sublime azoha s’inclina légèrement devant Michaël, respectueuse et pleine de grâce.
— Je te salue, Michaël.
Pris dans la douceur du moment, Michaël lui rendit la salutation, esquissant un sourire timide :
— Je te salue, Marilka.
Mais Marilka, d’un regard attentif, perçut aussitôt le tremblement discret qui agitait les mains du jeune Fitzarch. D’un geste tendre, elle effleura ses doigts puis, avec délicatesse, le guida jusqu’au lit nuptial, dont la soie chatoyait à la lumière des halos. Els s’assirent côte à côte, un peu gauchement, les premiers instants chargés d’une nervosité sincère.
Michaël, soudain, sentit son trouble céder à la fascination : el laissa glisser sa main sur la joue de Marilka, effleurant la douceur de sa peau, les perles accrochées à ses tempes, le dessin fier de ses pommettes. Pourtant, sous la tendresse du geste, el perçut une ombre dans le regard de l’azoha : une lueur de crainte, d’interrogation muette.
Marilka soutint son regard, ses yeux brillant d’une intensité nouvelle.
— Michaël… est-ce vrai que Phosphoros est en toi ?
Un silence. Michaël acquiesça, le regard grave :
— Oui, c’est vrai.
La jeune femme détourna un instant les yeux, cherchant ses mots.
— Est-ce… est-ce que Phosphoros est là ce soir ?
Michaël secoua la tête, apaisant d’un sourire maladroit :
— Non. Ce soir, Phosphoros dort. C’est juste moi.
Marilka sembla hésiter, puis, la voix basse, elle osa :
— Qu’est-ce que ça fait… d’avoir un primordieu en soi ?
Michaël baissa les yeux, cherchant une vérité dans le chaos de ses sensations.
— Je ne sais pas vraiment comment l’expliquer, murmura-t-el. Je l’ai réalisé récemment sans vraiment que ça soit une réalisation… Comme si au fond, j’avais toujours su… Donc je ne ressens pas grand chose en vérité. Rien qui sorte de ce qui m’anime habituellement je veux dire…
— Et qu’est ce qui t’anime ? sourit Marilka.
— Je sais pas ce qu’on t’as dit sur moi mais…. Je me décrirai comme une tête brûlée qui ne vit que pour combattre. Dans les faits, je ne fait que travailler en vrai… Mon ambition, c’est comme tout le monde, sauver les cieux.
Marilka l’observa longuement, son pouce caressant la main de Michaël.
— Est-ce que tu crois… que je devrais avoir peur de toi ?
Michaël planta son regard dans le sien, une pointe d’anxiété dans la voix.
— Est-ce que tu as peur de moi, Marilka ?
L’azoha hésita, puis répondit dans un souffle :
— Un peu, oui. Mais… c’est aussi ce qui m’a attirée vers toi.
Michaël fronça les sourcils, intrigué.
— Attirée ? Comment ça ?
Un sourire malicieux éclaira enfin le visage de Marilka.
— Tu es un très bon parti, Michaël. Fascinant. Différent. Je me suis dit : pourquoi pas ? Il fallait bien choisir quelqu’un d’intéressant à épouser !
Michaël ne put retenir un éclat de rire, surpris et rassuré par cette franchise désarmante.
— Intéressant ? C’est tout ce que je suis ?
Marilka rit à son tour, chassant les dernières ombres.
— C’est déjà beaucoup, tu ne crois pas ?
Dans la lumière feutrée de la chambre, la tension s’adoucit, remplacée par une curiosité mutuelle et un tout premier frisson de complicité. Michaël, surpris par la franchise amusée de Marilka, sentit la nervosité retomber d’un cran. Sur le lit, leurs mains restaient entremêlées, et Michaël osa enfin soutenir pleinement le regard de son épouse.
— Tu sais, reprit-el, je ne pensais pas que ce serait… aussi étrange, tout ce cérémonial. J’ai toujours cru que le devoir serait plus facile à porter. Mais ce soir, j’ai l’impression d’être à la fois roi et prisonnier.
Marilka eut un petit sourire compatissant, penchant la tête comme pour mieux entendre la vérité de Michaël.
— C’est normal d’avoir peur. Même moi, j’étais terrorisée en franchissant la porte. Je me demandais… si je te plairais, si je serais à la hauteur de tout ça. On nous apprend à devenir épouse, mais passer de la théorie à la pratique c’est pas facile.
Elle marqua une pause, puis, sur un ton mutin :
— Mais tu es plus doux que je ne l’aurais cru. Et plus beau, aussi.
Michaël rougit, baissant les yeux, pris de court par le compliment.
— Parfois, je me demande ce que je fais ici… si je ne serais pas mieux dans les Labyrinthes, ou n’importe où, loin des regards.
— Tu n’es pas obligé de porter tout ce fardeau seul, tu sais, murmura Marilka. On est là, nous aussi. Et pas juste pour être des trophées… ou des devoirs.
Un silence tendre s’installa, ponctué seulement par le souffle de Marilka, la chaleur de sa main. Michaël, ému, caressa de nouveau la joue de son épouse, puis, sans vraiment réfléchir, laissa glisser sa main dans la nuque de Marilka, effleurant les perles et la douceur de ses cheveux.
— J’ai peur de décevoir, avoua-t-el. Pas seulement toi, ou les autres, mais… tout le monde. Tant de vies dépendent de moi à présent.
— C’est l’apanage des rois, souffla Marilka. Mais je comprends, être un souverain, c’est aliénant à la longue. Avec moi, tu peux mettre ça entre parenthèses. J’aimerais apprendre à te connaître… vraiment.
Els se rapprochèrent encore, doucement, sans hâte. Leurs fronts se touchèrent. La tension des corps se dissipa, remplacée par un sentiment d’intimité fragile mais sincère.
— On peut apprendre à être libres à deux, tu crois ? demanda Michael.
— Peut-être, répondit Michaël, la voix plus légère.
Un rire discret les saisit tous les deux, mêlant gêne et soulagement. Puis, d’un mouvement tendre, Michaël glissa la main derrière la tête de Marilka et l’embrassa, sans autre attente que celle de partager ce premier instant dans la vérité, sans rôle ni couronne juste deux êtres, seuls enfin dans la lumière dorée du palais.