Chapitre 7

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Dans les jours qui suivirent le traumatisme de la Grande Arrivée, Michaël ne céda pas au désespoir. El porta son deuil comme on porte une flamme. Les cris, les silences, les âmes déchirées par la panique et les ténèbres : tout cela, el l’absorba, non pour s’effondrer, mais pour bâtir. Pour faire mieux. Au cœur de la forteresse principale, el passa de longues heures dans les salles médicales improvisées, au chevet des vertus épuisées, des puissances mutilées, des esprits brisés. Parfois, el ne disait rien. Parfois, el posait la main sur un front suant ou une épaule tremblante, et son aura pulsait doucement, effaçant un peu la douleur, recollant ce qui pouvait l’être.

Mais Michael savait que seul, el n’accomplirait rien. Alors, el chercha. Dans les flux des rescapés, Michaël traqua les regards encore vifs, les gestes fermes malgré la fatigue, les voix calmes sous la panique. El trouva des médecins, des coordinateurs, des leaders. Des relais mentaux capables de stabiliser les vertus affolées. El leur parla. Pas avec de grandes phrases, mais avec son calme, sa force d’âme.

— Je vous demande pas de croire en moi. Je vous demande de croire en vous, dit-el un soir à une poignée de ces vertus dans une antichambre. Si vous m’aidez à tenir, je vous promets qu’on ramènera la lumière ici. Ensemble.

Peu à peu, els se levèrent. Un cercle se forma. Un embryon de chorale. Nariel, el, observait depuis l’ombre, silencieux. Son regard était opaque, masquant quelque chose. Michaël le savait, mais ne pouvait rien y faire. Pas maintenant.

Vint enfin le moment de faire sortir les renforts de Hod pour les répartir stratégiquement dans les bastions des Labyrinthes. Des transports furent organisés. Michaël el-même supervisa les affectations, les routes, les bastions à renforcer. El se plaça en tête des convois, non comme une figure de commandement distante, mais comme un guide lumineux, au cœur des ténèbres. Les vaisseaux s’ébranlèrent. Le ciel noir des Labyrinthes, percé çà et là par les halos bleus des bastions, sembla vibrer de nervosité. Mais la nuit ne dormait jamais. Des essaims de démons jaillirent des parois, fondant sur les convois comme des rapaces. Mais cette fois, Michaël était là.

Sur les hauteurs, el volait au-dessus des troupes, tissant son filet de lumière en couches serrées. Chaque maillon vibrait d’ordres, de soins, de bénédictions toniques. Les vertus que Michaël avait entraînées, relayaient les ondes avec une efficacité croissante. Chaque cri de douleur était immédiatement pris en charge, chaque rupture mentale contenue par un halo bien dirigé. Les pertes furent minimes. Et dans l’obscurité, une certitude naquit : tant que Michaël était là, on pouvait survivre. Mieux : on pouvait espérer. Son halo, d’abord doux et régulier, s’enflamma peu à peu. Il pulsa comme une étoile nouvelle. Dans les ténèbres, el brillait. On le vit. On le suivit. Et même les plus cyniques commencèrent à croire que le Fitzarch était plus qu’un simple gamin.

Nariel, depuis une corniche à demi effondrée, l’observait encore. Et dans la lumière orange du halo du jeune command’aile, el vit autre chose. Quelque chose de plus ancien. Quelque chose de prophétique : Phosphoros.

Dans les nuits qui suivirent les affrontements, alors que les blessés étaient évacués et que les bastions s’organisaient à nouveau, Michaël rejoignait Léoniel sur les hauteurs silencieuses de la forteresse. Un soir, les deux amants se retrouvèrent sur une corniche. Le combat avait cessé depuis peu, laissant derrière lui un champ de brume stagnante. Les bastions tenaient bon. Les blessés étaient en cours d’évacuation. Et Michaël, exténué mais droit, retirait lentement les résidus de son filet des hauteurs du canyon, les doigts tremblants de concentration. Léoniel apparut à ses côtés, les ailes encore suintantes d’une fumée noire. Sa lame était ébréchée, son plastron fendu à l’épaule. Mais ses yeux, eux, brillaient d’un éclat calme, intense. El avait protégé Michaël pendant toute l’opération, comme à chaque fois, sans faillir.

— Ça va ? demanda-t-el, à mi-voix.

Michaël hocha la tête. Puis el soupira, s’assit, les pieds dans le vide. En contrebas, les convois défilaient, minuscules dans la pénombre.

— Je ne comprends pas pourquoi tu fais ça, lâcha-t-el finalement. Pourquoi tu restes collé à moi. Tu pourrais prendre la tête d’un contingent, sauver plus de vies. Être… utile autrement.

Léoniel s’adossa contre la roche, essuya le sang de son visage d’un revers de main.

— Parce que je suis utile là. À toi. Et ça me suffit.

Michaël haussa un sourcil.

— Me protéger ? Franchement, c’est du gâchis. Tu passes ton temps à m’escorter comme si j’étais une plumette fragile. Tu devrais…

— Tais-toi, coupa Léoniel, sans agressivité mais avec fermeté. Je préfère te savoir vivant. Je dors mieux en sachant que si un démon s’approche, c’est moi qui le tranche.

Michael observa Léoniel en se demandant qu’est-ce qui, chez cette puissance, déclenchait tant d’attachement et de sentiments.

— Et puis… tu ne peux pas tisser et combattre en même temps, non ? ajouta Léoniel.

Michaël détourna les yeux.

— Non. Pas encore. Raphaël, el, peut. El est si puissant que les démons n’osent même pas approcher quand el déploie ses filets. Ils brûlent rien qu’en s’en approchant. Son réseau devient une arme en soi. El n’a même pas besoin de protection rapprochée.

Léoniel fronça les sourcils.

— Mais comment ça marche ? C’est du feu sacré ? Je comprends pas comment on tisse quelque chose qui fait reculer les ténèbres.

Michaël sourit, un peu triste.

— Moi non plus, je crois. Pas complètement. Peut-être que c’est pas qu’une question de technique. Peut-être que c’est... ce qu’on est.

Léoniel ne répondit pas tout de suite. El fixa l’horizon noir, les cendres tombant lentement comme une pluie morte. Puis el murmura :

— Je préfère rester près de toi. Que tu sois une arme ou pas, que tu sois comme Raphaël ou non. Je préfère ça. Entendre ta voix quand tu guides les vertus. Sentir ton halo. Voir comment tu regardes ce monde, même quand il s’effondre. C’est là que je veux être.

Michaël tourna la tête. El hésita, puis dit à voix basse :

— J’aime t’avoir à mes côtés, Léoniel. Ça m’aide à tenir.

— C’est ici le rendez-vous pour le plan à trois ? lança une voix goguenarde dans l’obscurité.

Léoniel éclata de rire, un rire franc, grondant comme un volcan qui exulte. Michaël, lui, n’eut pour toute réponse qu’un soupir agacé et un caillou projeté d’un revers de main qui heurta le plastron d’Asmodée avec un clong mat.

— Faut apprendre à détendre l’atmosphère, les gars, plaisanta le chérubin en s’avançant, mains dans le dos, ses mèches en désordre et son armure couverte de suie.

Mais derrière le ton railleur, quelque chose brûlait dans son regard. Une urgence, teintée d’inquiétude.

— Venez, dit-el. J’ai trouvé quelque chose.

— Quoi donc ?

— Des infrastructures… intéressantes ! dit le chérubin, trépignant presque d’enthousiasme.

Léoniel et Michaël le suivirent donc, longeant les couloirs latéraux d’un bastion oublié, en partie effondré, rongé par les siècles. Des lueurs pâles ruisselaient des cristaux ébréchés. Des racines de métal pendaient des plafonds comme des lianes mortes. Els arrivèrent finalement devant une lourde porte de métal noir, couverte de runes désactivées et bardée de verrous technologiques. Elle semblait n’avoir pas bougé depuis des millénaires. Devant elle, trois chérubins étaient accroupis sur une plateforme branlante, câbles en main, cristaux vissés sur leurs tempes, les doigts effleurant un petit autel de commande relié à la porte par un faisceau de lumière vacillante. Leur apparence tranchait nettement avec l’austérité du bastion : manteaux bigarrés, membres trop longs, yeux multiples clignotant entre leurs cheveux, sur leurs coudes, le long de leurs omoplates.

— Asmo ! lança l’un d’eux en bondissant. T’en as mis du temps !

— Ouais, t’étais censé ramener des snacks, grogna un autre, clignant des yeux par paquets de quatre.

— Je vous ramène mieux, répondit Asmodée. Le Fitzarch en personne. Ouvrez-lui la voie.

Les chérubins hochèrent la tête avec enthousiasme. L’un d’els fit glisser ses doigts sur l’interface. Une onde bleutée pulsa. Des runes se rallumèrent à la surface de la porte. Le système protesta, grésilla… puis céda avec un clang sonore. Lentement, la porte s’ouvrit dans un souffle de poussière ancienne.

— Vous l’aviez déjà déverrouillée ? demanda Michaël, surpris.

— Yep, confirma Asmodée en croisant les bras. On était entrés avant-hier. On a fait des découvertes incroyables. On a tout refermé après coup, mais c’était trop tentant de revenir.

— Pourquoi était-ce verrouillé ? interrogea Michaël, l’œil soudain plus acéré.

— J’ai demandé à Nariel, expliqua le chérubin en haussant les épaules. El a refusé net, sans justification. Alors… on a contourné.

Michaël fronça les sourcils, puis s’écarta légèrement d’Asmodée.

— Tu aurais dû me prévenir. J’aurais pu faire cette demande moi-même, en tant que command’aile. C’est moi qui porte la responsabilité de ces intrusions.

— Et c’est justement pour ça que j’ai pas voulu t’impliquer, répondit Asmodée avec un demi-sourire. Tu veux faire ça proprement. Moi je veux faire ça vite.

Un silence tendu suivit. Puis Michaël soupira.

— Tant pis. Maintenant qu’on est là…

El fit un pas en avant. Les ténèbres s’ouvrirent sur une salle titanesque. Des arcs de cuivre fendaient l’espace comme des nervures d’un cœur mécanique. Des colonnes d’onyx supportaient des entrelacs d’armatures cristallines, couvertes de runes éteintes. Au sol, des câbles de lumière morte serpentaient entre des interfaces aliens, des bornes fondues, des autels technologiques qu’aucun d’eux ne savait nommer.

Michaël s’avança lentement, la gorge serrée.

— Ces machines… souffla-t-el. Je n’en ai jamais vu de telles.

Asmodée hocha la tête, grave.

— J’ai fait le tour de quelques bastions. C’est toujours la même chose : des armureries abandonnées, des systèmes de défense désactivés, des réseaux de communication internes coupés depuis des siècles. Il n’y a plus assez de chérubins compétents pour s’en occuper. Tout dort. Et nous, on se bat avec des bâtons alors qu’on est assis sur des armes de destruction massives.

— C’est quoi tout ça ? souffla encore Michael.

— Ça date d’avant la Seconde Brisure ? demanda Léoniel.

— Bingo ! s’exclama Asmodée.

Léoniel observa un pupitre fracturé, sur lequel des glyphes pâles pulsaient faiblement.

— Tu crois que ça pourrait marcher encore ?

— Si on arrive à les réparer, oui. Mais pour ça, il me faut une équipe. Et du temps. Et des cerveaux.

Michaël inspira lentement, sondant les lieux du regard, puis se tourna vers Asmodée.

— Que veux-tu que je fasse ?

— Aide-moi à trouver des chérubins parmi les renforts. Des bons. Et coordonne-les avec moi. On n’aura pas une seconde chance. Sinon, on peut aussi demander des renforts spécialisés à Sparda. Mais je doute qu’el bouge un orteil sans justification politique.

Michaël acquiesça.

— Il faudra passer par Nariel.

Un silence s’abattit. Léoniel serra la mâchoire. Asmodée roula des yeux.

— Génial.

Michaël, lui, resta pensif, le regard perdu dans les hauteurs de la salle où des mécanismes suspendus oscillaient, tels des reliques d’un âge d’or oublié. El posa une main sur une console éteinte. Son halo pulsa doucement.

— Ces machines ont été faites pour servir le Grand Dessein. On va les réveiller.

La lumière rouge du bastion peinait à percer la pénombre du couloir où Michaël attendait. El patientait devant la porte du bureau privé de Nariel, les mains croisées dans le dos, son halo rétracté. Quand la porte s’ouvrit, le command’aile leva à peine les yeux de ses rapports.

Fitzarch, dit-el simplement.

Michaël entra sans s’asseoir.

Je viens d’entrer dans un hangar verrouillé. Vos équipes avaient refusé l’accès aux miennes. Pourquoi ?

Nariel ferma lentement son rapport.

Je croyais que vous étiez occupé à sauver des âmes, dit-el.

Je le suis. Mais les âmes meurent aussi faute de technologie opérationnelle. Ce hangar est rempli de machines qui pourraient nous aider. Pourquoi est-il fermé ?

Nariel resta silencieux un moment.

Trop vieux. Trop instable. Trop dangereux. Ce sont des artefacts d’un autre âge. Nous sommes incapables de les maîtriser.

Avez-vous essayé au moins ? demanda Michaël, d’un ton condescendant.

Les essais n’ont pas été concluants, affirma Nariel d’un ton ferme, trop ferme.

Michael leva le menton, sceptique.

Dans ce cas il faut essayer davantage, argua-t-el. Mobilisons des ressources. Quelques chérubins sont arrivés parmi les renforts. On peut aussi demander de l’aide à Sparda.

Nariel soutint son regard sans ciller.

Non.

Pourquoi non ? s’agaça Michael.

Certains savoirs doivent rester oubliés. Pour la sécurité de tous.

Ce n’est pas une réponse, Nariel. Je suis command’aile ici. Je dois savoir.

Je vous ai déjà expliqué que ces machines étaient dangereuses ! gronda Nariel.

Et moi je vous ai expliqué qu’on ne peut pas se passer de telles technologies ! Asmodée m’a donné un aperçut des fonctionnalités de ces machines ! Elles sont extraordinaires !

Ah… C’est donc ce petit chérubin qui a défié mes ordres…

Michael fit une moue contrite. El venait de balancer Asmodée bien maladroitement.

Non, c’est moi qui ai défié vos ordres, affirma-t-el.

Nariel se leva et déploya grand ses ailes. De ses trois mètres de haut, el toisa Michael et le fit reculer de quelques pas. Mais le Fitzarch ne flancha pas. Après Sparda, plus aucune puissance ne pouvait l’impressionner.

Il va donc falloir que je vous explique comme à un enfant têtu pourquoi el ne peut pas jouer avec le fusil blaster de son père ?

Nariel pivota sur ses talons, ses ailes battant l’air dans un souffle agacé.

Suivez-moi.

Sans un mot de plus, el quitta la pièce, le pas rapide, sec. Michaël le suivit à travers les couloirs de la forteresse, ses bottes martelant les dalles sombres. Les lumières rouges des cristaux peinaient à percer les ombres. En bas d’un escalier en colimaçon, els s’arrêtèrent devant la lourde porte scellée. Les sceaux de lumière apposés sur sa surface vibraient encore faiblement.

Vous l’avez bel et bien violée, constata Nariel.

J’étais en droit d’y accéder, répliqua Michaël.

Vous étiez en droit d’attendre que je vous y autorise.

Nariel tendit la paume. Les sceaux frémirent, se dissipèrent dans un frisson de particules. La porte coulissa. L’air était épais, stagnant, chargé d’ozone et de poussière antique. Des silhouettes s’agitaient autour des machines : Asmodée et quelques chérubins, excités comme des puces devant une boutique d’artefacts interdits.

Ne touchez à rien ! gronda Nariel.

Trop tard, chef, lança Asmodée, accroupi sur un panneau ouvert. On vérifiait la conductivité !

Nariel les ignora. El s’arrêta devant une immense tourelle cristalline pointée vers le plafond, cernée d’anneaux flottants.

Le Canon à proton d’Ezeria, déclara-t-el. Une merveille. Capable de canaliser l’énergie mentale de centaines de puissances psychiques pour purifier un canyon entier.

Michaël s’approcha, fasciné.

Pourquoi ne pas l’utiliser ?

Parce que son activation exige une symphonie mentale parfaite. Une seule note dissonante, et il implose. Ou pire : se retourne contre ceux qui l’alimentent.

Els poursuivirent. Une plateforme circulaire gravée de runes fractales trônait au centre d’un dôme secondaire. Le sol autour était fissuré, brûlé par une vieille surcharge.

L’Arche de translocation Ab-Hashan, dit Nariel d’un ton bas. Une œuvre des défunts trônes, qui téléporte instantanément des unités entre les différents bastions. Mais les coordonnées doivent être exactes. Une fois, un bataillon a été disloqué à l’arrivée. Morcelé dans la pierre. Une explosion de sang.

Michaël serra les dents.

Et ça n’a jamais été réparé ?

On a préféré interdire son usage.

Els atteignirent ensuite une salle en rotonde, close par une grille antique. Derrière, des antennes rouillées entouraient une plateforme circulaire.

Le Chœur synthétique Ezraka. Une seule vertu y entre. Sa voix est déployée dans tout un bastion. Ordres, bénédictions, soutien moral. Tout passe par el.

Et le prix ? demanda Michaël, les yeux fixés sur les amplificateurs voûtés.

Chaque usage grignote le psychisme de l’utilisateur. Plus el parle, plus el s’efface. L’esprit se dilue dans l’ordre. C’est pourquoi même Hod a abandonné ce procédé.

Enfin, els arrivèrent devant un bloc cryogénique. Des cocons d’obsidienne et de verre s’alignaient comme des sarcophages.

Les Cocons de réinitialisation de conscience. Jadis utilisés à Hod pour stabiliser les vertus instables.

Je connais, souffla Michaël.

Plus utilisés depuis qu’on soupçonne ces dispositifs d’altérer l’âme elle-même. Une réinitialisation réussie peut vous rendre fonctionnel… mais différent. Moins vous.

Nariel se tourna vers lui, le visage dur.

Ce hangar est un cimetière de miracles devenus malédictions. Rien ici n’est sûr. Tout est instable.

Et pourtant, souffla Michaël, c’est ici que dort notre salut. On ne gagnera pas cette guerre avec des prières. Il nous faut réparer et améliorer ces savoirs, pour les mettre à notre profit.

Asmodée, en arrière-plan, leva la main.

Je me porte volontaire pour ça !

Michaël esquissa un sourire.

Je prends la responsabilité. Je trouverai les opérateurs. Je formerai les vertus. Je canaliserai le canon moi-même s’il le faut.

Nariel resta silencieux un moment.

Faites. Mais sachez ceci : si ces machines nous dévorent, ce ne seront pas les ténèbres qui auront gagné. Ce sera nous qui leur aurons ouvert la porte.

Je renonce à mes yeux, sur ma route vers la Divinité

Le hangar vibrait doucement des échos de pas et de murmures. Asmodée et ses chérubins, penchés sur les câblages et les interfaces cristallines, s’agitaient comme des fourmis autour du Canon à photons d’Ezeria. Michaël, les bras croisés, observait les préparatifs en silence, concentré.

Les flux mentaux sont instables, prévint l’un des chérubins. La structure réclame une synchronisation harmonique… comme une symphonie mentale. Mais on n’a ni les partitions, ni les musiciens.

On improvise, répondit Asmodée. Comme toujours.

Une onde traversa soudain le Réseau EL. Elle était sèche, brutale, hérissée de détresse. Nariel apparut sur un cristal suspendu dans les airs, visage tendu.

Michaël. Une brèche vient de s’ouvrir au Bastion 6. Une nuée de ténèbres en sort. Les démons arrivent.

Michaël n’hésita pas. Son halo se dilata d’un seul coup, comme une étoile blanche en expansion.

Je m’en occupe.

El se retourna vers le Canon, posa sa main sur la surface cristalline. Une vibration monta en spirale, puis s’harmonisa autour d’el.

Tu vas pas tenter ça maintenant ?! s’étrangla Asmodée.

Mais c’était trop tard. Michaël ferma les yeux. Ses pensées se lièrent à celles de centaines de vertus dans le Réseau. Pas de mots. Juste une note, claire et puissante, émise par l’esprit du Fitzarch. Elle traversa l’espace comme une onde parfaite. Une lumière bleutée commença à pulser dans le cœur de la tourelle. Les cristaux du Canon se mirent à chanter.

Coordonnées prêtes, dit un chérubin d’une voix blanche.

Cible verrouillée, murmura une vertu.

Le cœur de Michaël tambourinait comme une forge. Devant el, les cristaux du Canon frémissaient de lumière, réagissant à la montée de sa concentration mentale. L’onde qu’el avait lancée dans le Réseau EL ne revenait pas vide : elle appelait, et des centaines de vertus y répondaient. Des voix, des fragments d’esprit, des fils d’âme tissés comme une immense nappe harmonique. Le Canon murmurait, puis il chanta.

À travers les yeux de ses relais, Michaël vit la horde. Un flot d’abominations se ruait dans les gouffres de la Nuit. Leur peau était faite d’ombres mouvantes, leur chair hurlait à chaque mouvement. Des crocs, des ailes, des serres impossibles. Certains rampaient le long des parois, d’autres jaillissaient de la roche comme des lames d’encre. Le Bastion 6 craquelait déjà sous l’assaut. On aurait dit que l’Abysse elle-même avait décidé de remonter des profondeurs.

Allez, allez, souffla Asmodée, les yeux rivés aux capteurs. Le champ de stabilisation tient à peine…

Des câbles vibraient sous leurs pieds. Le sol, les murs, les cristaux : tout chantait. Léoniel, posté non loin de la sortie du hangar, dirigeait une escouade de puissances pour protéger la salle des machines.

Démons à deux cents mètres, prévint-el dans le réseau. Des volatiles et des rampants.

Tiens la ligne, répondit Michaël. Dix secondes.

El tendit les bras. Fusion complète. L’univers se contracta. Le Canon se connecta pleinement. Les voix dans le Réseau devinrent une seule vibration. L’énergie mentale concentrée d’un chœur de vertus s’engouffra dans l’âme du Fitzarch. Pendant un battement d’aile, el devint le Canon.

Une lumière blanche jaillit. Trop pure pour être contenue. Le rayon explosa à travers la nuit, un dôme d’ordre perforant l’aberration. Le faisceau frappa la nuée comme une sentence céleste. Dans l’onde de choc, Michaël ressentit les créatures hurler. Pas avec leur bouche, mais dans leur esprit. Un cri brut, instinctif, d’une douleur impossible. El vit les abominations éclater, comme des œufs de ténèbres. Des sphères de noirceur implosèrent. Certaines s’éparpillèrent en fragments éthérés, d’autres se mirent à se consumer dans des hurlements silencieux. Et surtout… il y eut ce vide. Comme si, là où le rayon avait frappé, plus rien n’osait exister.

Bordel… souffla Asmodée. On dirait la frappe d’un partzuf !

Léoniel, qui tenait la ligne, vit les monstres commencer à reculer. Même les plus frénétiques ralentissaient, titubaient, s’égaraient.

J’y crois pas…

Michaël resta immobile, les bras tremblants. Un filet de sang coulait de son oreille droite. El avait tenu. Mais el était au bord de l’éclatement.

Déconnexion, murmura el. Maintenant.

Le Canon s’éteignit dans une vibration profonde, presque soulagée. Les lumières redescendirent. Le Réseau se stabilisa. Autour d’el, les chérubins, les puissances, Asmodée el-même… tous regardaient Michaël avec appréhension.

Michaël, souffla une vertu dans le Réseau. Ça va ?

El ne répondit pas. El respirait fort, le regard noyé de lumière résiduelle. Puis el s’écroula.

Michaël !

Son halo se rétracta brusquement, comme un astre implosé. El n’émit aucun son, juste un effondrement silencieux, les bras ballants, les yeux révulsés. Asmodée bondit vers el, le cœur au bord des lèvres.

Le Fitzarch ! El est en surcharge ! Bougez-vous !

Deux puissances accoururent. Michaël fut soulevé avec une délicatesse mêlée de panique. Son corps irradiait encore de fragments lumineux, des lignes de force dessinées à même la peau. El fut placé dans une capsule-œuf d’urgence, l’une de celles utilisées pour les stabilisations mentales critiques. Une fine brume enveloppa son corps. Des sondes se connectèrent à ses tempes, à son sternum, à la base de ses ailes.

Cerveau en activité extrême, commenta une vertu médicale. Halo instable, mais intégrité préservée. Il faut le laisser dormir.

Et Michaël dormit.

Pendant ce temps, dans une salle basse et obscure du Bastion 9, Nariel retrouvait ses trois anciens compères. Leurs visages, à demi cachés sous des capes ternies, luisaient de réprobation.

Els ont vu les machines ! s’inquiéta l’un d’els. Et même utilisé le canon !

Pire encore, ajouta un autre, Asmodée fouille. El fait parler les vieux systèmes. El a déjà réactivé deux centres secondaires de données. Si ça continue…

El tombera sur la vérité, trancha le dernier.

Nariel resta silencieux. El leva une main pour faire taire les alarmes mentales qui crépitaient dans leurs réseaux. El parlait peu, mais toujours avec une autorité tranquille.

Justement. Cela les occupe. Cela les distrait. Tant qu’els se croient au cœur d’un mystère technologique, els ne cherchent pas ailleurs.

Et si Asmodée remonte les fils ?

Alors nous dévions son attention. Ou nous coupons les fils, répondit Nariel, sans chaleur. Le Fitzarch est neutralisé pour l’instant. Son esprit est brisé, disloqué par la pression mentale du Canon. El mettra des jours à recoller les morceaux.

Et quand el se relèvera ?

El brillera encore davantage, dit Nariel dans un soupir. Ce n’est pas un enfant ordinaire. C’est l’hôte de Phosphoros, et Phosphoros ne s’effondre pas. El s’embrase.

Les trois anciens s’entre-regardèrent, puis se retirèrent sans un mot, obéissants mais inquiets.

Trois jours passèrent. Dans une aile sécurisée de l’hôpital militaire de Bastion 9, le cocon de Michaël pulsait doucement. Une lumière bleu pâle filtrait à travers la coque semi-transparente. À l’intérieur, Michaël remuait. Son aura, quoique faible, reprenait sa cohésion. Ses cœurs battaient lentement, comme ceux d’un être à demi immergé dans un rêve lointain.

Un bruit feutré attira l’attention du système. Quelqu’un approchait. Asmodée. El portait une combinaison de terrain, sale, rapiécée, ses lunettes tordues sur le front. El s’assit près du cocon, en silence d’abord, puis el parla, doucement, pour que le halo médical le laisse tranquille.

Michaël… c’est moi. J’ai trouvé quelque chose. Quelque chose que Nariel voulait vraiment cacher. Et c’est pas juste des vieux câbles.

El hésita. Michaël entrouvrit les paupières. Son regard était vitreux, lointain.

Répète… murmura-t-el, dans un souffle.

Il y avait une pièce. Derrière le dépôt 6. Verrouillée trois fois. Et… c’était pas…

Asmodée s’interrompit.

Michaël ? Tu m’entends ?

Michaël tenta de hocher la tête. Mais el retomba contre les coussins fluides.

Reviens… plus tard… dit-el avant de s’éteindre de nouveau.

Asmodée soupira. El resta un moment assis là, à écouter les battements d’ailes du silence.

Ouais, je reviendrai.

Puis el se leva, le regard grave et sortit de la pièce.

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